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Après deux textes consacrés à la politique politicienne de Maurice et à ses contraintes, nous nous tournons cette fois-ci vers une question plus terre-à-terre de notre existence : la vie sur une île de moins de 2 000 km2, loin des prochaines terres habitées, surpeuplée et située à 20° de latitude Sud.
Commençons par faire ressortir que, s’il existe de nombreux ouvrages et différents textes sur l’histoire, lointaine et récente, de notre mère patrie, ceux présentant un tableau général de notre communauté nationale sous ses différentes composantes, de notre psychologie, de nos comportements et de nos aspirations, en tant qu’îliens, sont très rares. Le sujet est difficile, délicat dans un contexte multiculturel, et complexe.
La psychologie sociale est un domaine d’études où les bases de réflexion sont encore mal définies et assez rares, et notre propos d’aujourd’hui se veut donc modeste. Hormis les bribes sur notre comportement qui reviennent au fil des chroniques courantes et d’autres types d’information, quatre auteurs seulement se sont hasardés dans le passé à tenter de décrire qui nous sommes, comment nous vivons (notamment au sein de groupes donnés) et quels rapports nous entretenons les uns avec les autres, dans les œuvres suivantes :
- une très intéressante et complète description de Maurice et de la vie dans l’île en 1948, par Michael MALIM intitulée « Island of the Swan ». Il s’agit là d’un tableau d’une grande valeur sur le plan social et culturel ;
- l’ouvrage nettement plus récent (1986) de Toni ARNO et de Claude ORIAN intitulé « ÎLE MAURICE : Une société multiraciale », axé sur la dimension sociologique de notre communauté.
- enfin, « Le bal du Dodo », une histoire inventée à partir de lieux, de personnages et de situations bien réels. Ouvrage empreint d’un certain cynisme à propos d’un groupe particulier du pays.
En schématisant dans une certaine mesure, l’on peut affirmer que la société mauricienne a été « conditionnée » par pas moins de six cultures qui ont dû cohabiter, grâce à des vagues successives, depuis un demi-millénaire. Tout individu qui s’établit sur une île y arrive avec sa culture, ses coutumes et sinon ses valeurs, du moins ses vertus. Les apports ont commencé avec la présence définitive de la communauté conduite de force hors d’Afrique et laissée derrière (on pourrait ajouter « et pour compte ») par les Hollandais à leur départ de Maurice au début du XVIIIe siècle.
Cinq autres cultures ont suivi et ont laissé des influences et d’autres traces permanentes dans l’île : la française, celle des immigrants du sous-continent indien au fil du XVIIIe siècle (d’origine principalement tamoule), l’anglaise, celles venant de l’Inde (Hindous et Musulmans) et la chinoise (avec une période des arrivées accélérée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle).
L’aboutissement de ce côtoiement s’observe à loisir, sous ses différents aspects, aujourd’hui.
Mais revenons aux caractéristiques de départ de notre île, pour en dire les atouts et les inconvénients, dont nous ne sommes pas toujours conscients.
- Isolement
Maurice est une île isolée au milieu d’un vaste océan. Il en résulte chez ses habitants, subconsciemment, le sentiment que notre terre est le centre du monde. La frontière, c’est l’horizon, et le passage d’entrée et de sortie est généralement Plaisance, après avoir été pendant très longtemps les ‘Bell buoys’, ces deux bouées lumineuses qui guident les navires dans le passage de la haute mer vers la rade de Port-Louis, et hors de celle-ci.
Vivre dans une petite île sans danger venant de l’extérieur (les seules deux invasions – réussies sans combats – du territoire sont celles des Bourbonnais en 1721 et des troupes de la British East India Company (et pas de la Couronne d’Angleterre) en décembre 1810) donne un sentiment de sécurité, surtout psychologique, et l’impression que l’on vit dans un cocon. Pour bien d’autres petites îles dans le monde, il en va autrement. Allez demander aux Singapouriens s’ils sont à l’aise avec leur proche situation de la Malaisie voisine, dont ils ne sont séparés que par un bras de mer. Heurs et malheurs, atouts et inconvénients caractérisent chaque situation.
Par ailleurs, certains îliens perçoivent leur existence à Maurice de manière négative, un peu comme un enfermement. Quoi qu’il en soit, il en résulte pour tous un (ré)confort qui pousse à une certaine nonchalance, une mise sur la touche de l’esprit critique et, peut-être surtout, une qualité des relations humaines qui rend souvent verts d’envie les visiteurs originaires de sociétés dont les membres se distinguent par leur égocentrisme. Nous y reviendrons.
- Société
Avec un arc-en-ciel culturel qui comporte, du moins officiellement, quatre groupes, nous nous en sortons relativement bien sur les plans économique et relationnel. Allez donc demander aux Malgaches pourquoi ils n’arrivent toujours pas à progresser, et ce depuis si longtemps. Dans cette (grande) île, il existe pas moins de 18 groupes ethniques qui possèdent, chacun d’eux, leurs particularités mais aussi – fort heureusement – leurs points communs, dont une langue unique n’est pas des moindres. Cette cohabitation forcée se répète dans un grand nombre de pays d’Afrique, les pires exemples étant probablement ceux de la Somalie, du Mali, du Niger et de la République démocratique du Congo.
Dans notre propre société, il s’avère impératif de ménager certains comportements laxistes, voire violents, le risque d’une perception de ‘fer dominer’ étant toujours présente. Le dosage des interventions des autorités dans la répression de certains comportements tant soit peu répréhensibles est nécessaire, mais toujours délicat, et les politiciens que nous avons passent souvent à côté, occupés qu’ils sont à soigner leur électorat. À chaque fois que l’on tente de ‘met lord’ et d’inculquer un brin de civisme (pour des comportements qui se situent dans la fameuse ‘zone grise’ indéfinie entre les libertés et la loi, entre ce qui est condamnable et les libertés individuelles), il en résulte, entre autres conséquences, une réaction des personnes visées qui traduisent une susceptibilité poussée. Souvent, la parade est simple : elles se posent en martyres et font ressortir, comme argument, que l’intervention n’aurait pas eu lieu s’il s’était agi de personnes autres qu’elles (comprenez « pas de leur communauté »).
Dans les sociétés multiculturelles, il faut constamment ménager l’autre, et ce n’est évidemment pas ainsi que l’ordre et la rigueur peuvent finir par prévaloir. Bienheureuses sont les communautés fortement homogènes !
- Ouverture, transparence et opacité
Maurice est un grand village, d’autant que la population est composée de plusieurs groupes vivant entre eux, même jusqu’à aujourd’hui, de façon compartimentée. Les gens se connaissent et se situent aisément, sur tous les plans, mais une telle situation présente de sérieux inconvénients, ce pour plusieurs raisons :
– la pression de la communauté sur les individus est parfois très forte, selon les coutumes et les croyances. Elle entretient le conformisme et freine l’ouverture aux autres. Qu’on le veuille ou non, la société doit en payer le prix ;
– ainsi, cette contrainte peut inhiber l’émergence du sens critique et de l’analyse, et bloquer les tentatives d’émancipation chez les personnes souhaitant développer leur personnalité selon une conception strictement personnelle ;
– enfin, la discrétion que souhaitent entretenir certaines personnes autour de leurs agissements, avouables ou pas, ou leur appartenance à des groupuscules occultes doit être érigée en opacité féroce et totale, ce qui dessert du même coup le mérite et la transparence.
- Mouvements de personnes
Lorsque le prix Nobel de littérature 2001, V.S. Naipaul, a visité notre île en 1972, il en a résulté un ouvrage relativement bref intitulé « The Overcrowded Barracoon »[1] qui a eu la faculté de rendre Seewoosagur Ramgoolam furieux. L’écrivain décrivait dans son texte, relativement objectif par ailleurs, un tableau forcément pessimiste de l’île, qui comportait à l’époque 680 000 habitants, et de ses perspectives de développement.
On sourit : si avec ce nombre d’habitants, l’île subissait les conséquences directes du baby-boom d’après-guerre et avait à cette époque l’une des cinq densités de population les plus élevées au monde, qu’aurait dit V.S. Naipaul de la situation présente, dans laquelle le nombre de Mauriciens est près du double de ce qu’il était lors de sa visite ?
L’un des problèmes les plus aigus que nous avons dû affronter depuis l’indépendance a été sans conteste le départ continu des éléments les plus dynamiques de la société mauricienne. C’est une tendance qui se maintient. La classe moyenne de Maurice est en perpétuel renouvellement, et sa place dans la communauté reste donc à un niveau relativement modeste, surtout si on l’évalue en termes de compétences, de dynamisme et de fiabilité globaux, plutôt que de moyens ou de revenus par tête. Véritable contributrice de toujours à la stabilité sociale et au développement du pays, ses membres quittent nos rives régulièrement, et avec elle partent les cerveaux et les compétences les plus utiles dont nous avons besoin.
De statistiques pour illustrer ce phénomène de manière tant soit peu précise, il n’en existe que sous forme élémentaire. Et pourtant, ces départs dans une seule direction se produisent sans arrêt et mériteraient d’être jaugés précisément, si ce n’est que pour la compréhension précise du phénomène. Ceux qui sont intellectuellement bien équipés ne sont généralement pas disposés à revenir vivre à Maurice, préférant leur nouvelle vie.
De ceux qui restent, nous en percevons trois groupes.
Le premier est celui des gros possédants. Leur statut et leur confort matériel comptent pour beaucoup à leurs yeux, et ils ne voient pas de raisons de les perdre. L’un de nos ascendants disait jadis (et il n’était probablement pas le seul) : « À Maurice, je suis quelqu’un ! En Europe, je suis un quelqu’un ! ».
Le deuxième groupe est celui des personnes qui ne peuvent se permettre d’envisager une vie ailleurs qu’à Maurice, à cause de la faiblesse de leurs moyens, souvent tant sur le plan financier que sur celui des compétences. Lorsqu’on vit modestement sans perspectives d’avenir solides devant soi, l’on n’opte pas pour le risque de devenir paria à l’étranger. Ça peut se comprendre.
Il y a enfin ceux qui ne se sont jamais posé la question de savoir s’ils aimeraient tenter l’aventure de l’expatriation ou pas, et qui resteront dans l’île Maurice de demain et d’après-demain, quoi qu’il arrive.
Ajoutons à ces trois groupes, quand même, quelques Mauriciens qui, après avoir vécu à l’étranger, décident de rentrer au pays pour diverses raisons, notamment sentimentales. Ils constituent, comme l’on sait, une infime minorité, probablement la plus avertie sur les pour et les contre d’une expérience d’émigration.
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Dans cette analyse de la société mauricienne, il nous reste encore à aborder l’aspect qui compte le plus, à savoir la cohabitation de plusieurs groupes culturels dans un espace restreint. Depuis leur arrivée, leurs membres affichent des croyances, des comportements et des aspirations hérités de leur culture d’origine, mais le temps joue contre eux et ils finiront bien, quoiqu’ils puissent en penser, par fusionner à terme dans un mauricianisme véritable.
Pour tenter de compléter notre compréhension de l’île Maurice, nous examinerons dans notre prochain article les caractéristiques et les expressions des différentes cultures qui se rencontrent dans l’île. L’exercice est d’importance fondamentale pour la coexistence et la compréhension toujours améliorée des autres.
[1] Le « barracoon » est un terme d’origine catalane désignant un enclos utilisé à l’époque de l’esclavage pour la détention d’esclaves et de criminels.
Excellent article, d’une rare objectivité et neutralité dans le propos. Loin des clichés et des poncifs que nous pouvons lire sur Maurice.