Chers compatriotes,

Après une assez longue absence, nous reprenons nos chroniques habituelles à votre adresse, que nous continuerons à vous présenter au rythme d’une ou deux par mois.

Comme nous le faisons maintenant depuis février 2019 – déjà une année – nous axerons nos propos sur l’évolution de la situation à Maurice, en tentant d’analyser d’un angle différent et de loin certains aspects de la vie du pays susceptibles de vous intéresser.

Comme thème d’analyse, nous allons aborder cette fois-ci le sort réservé à une institution que nous avons eu le privilège de gérer et d’accompagner dans son expansion pendant près de trois décennies, à savoir la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice (CCIM).

En bref, cette vieille institution du secteur privé a pour mission de défendre et de promouvoir les intérêts des entrepreneurs de Maurice, hormis ceux du secteur sucrier, en mettant en avant les dossiers favorisant leurs activités et en leur apportant divers services, notamment d’information et de formation. Pour donner sa pleine dimension à cette mission, la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice se doit de définir et d’exprimer ses politiques, ses points de vue et ses positions à propos de différentes questions et de contraintes se présentant dans le processus de développement de notre économie, surtout sur le plan sectoriel, mais parfois aussi national.

Ses représentants de passage – les membres de son Conseil d’administration – et ses permanents – son personnel – le savent depuis toujours : pour jouir du respect, de la crédibilité et de l’appréciation auxquels elle peut prétendre, l’institution doit impérativement mettre sur pied une activité de communication régulière et permanente, consistant à faire passer à ses adhérents, aux différents secteurs du privé ainsi qu’au public en général ses propositions en matière de politique économique, ainsi d’ailleurs que ses réactions, voire son opposition, à la façon dont les pouvoirs publics gèrent le système.

Faut-il aussi mentionner que les intérêts des membres de son Conseil d’administration (soit des entrepreneurs) n’ont pas nécessairement toujours cadré avec ceux de son personnel permanent, jamais rattachés de leur côté à des intérêts particuliers et toujours enclins à tenter de dégager un consensus entre des intérêts particuliers souvent divergents.

Et c’est à l’aune de cette considération que nous avons pu mesurer, pendant près de trois décennies, la lente, mais inexorable montée de la démission, de la déchéance et des comportements indécents qu’ont manifestés les chevaliers d’industrie locaux en face du comportement autoritaire d’abord d’un Aneerood Jugnauth, puis d’un Navin Ramgoolam. Les démissions morales des hauts représentants des affaires aidant, l’on est rapidement arrivé à un stade où des points de vue divergents, voire des oppositions, des représentants du privé à la politique menée et exprimée par les politiciens devenaient non tolérés. Il n’était pas possible de critiquer les politiques et les décisions des pouvoirs publics sans en payer les conséquences.

La graduelle démission de la responsabilité des titulaires des postes honoraires de l’institution, desservie par les impératifs du retour d’ascenseur qu’imposait le jeu du trafic d’influence, la graduelle invasion d’un capitalisme de connivence, mais aussi, faut-il l’admettre, par la grande diversité des activités réunies au sein de la CCI de Maurice rendant parfois difficile tant la cohésion que la manifestation ouverte des positions (alors que le secteur agricole pouvait se concentrer grandement sur les soins à apporter à King Sugar) ont conduit, surtout à partir de 1983, à des successions de renoncements à un point où les gestes d’indécence sont si fréquents qu’ils ne semblent plus interpeller grand monde.

Aujourd’hui, certains repères essentiels à notre développement économique semblent être irrémédiablement perdus, ayant été remplacés par l’absence de réaction des chevaliers d’industrie du secteur privé. Le coup de grâce, ô combien significatif, a été donné en 2015 lorsque Megh Pillay a été « démissionné » d’Air Mauritius, société cotée en bourse, dans un silence assourdissant et à cause de la lâcheté manifeste de ceux des gens d’affaires qui ont laissé sans réagir un homme aussi dangereux qu’Aneerood Jugnauth bafouer les fondements de l’entrepreneuriat libre à Maurice.

En conséquence de ce laisser-aller et de ces renoncements, nous sommes maintenant contraints de vivre dans un pays où les manifestations indignes et indécentes de la part des politiques et de la haute administration sont quasi quotidiennes et ne donnent lieu qu’à de faibles réactions de désapprobation ouvertes, de plus en plus d’ailleurs à travers Facebook, seul média à Maurice ouvert à une liberté d’expression digne de ce nom.

Toutefois, malgré tous ces éléments négatifs et bien d’autres sombres perspectives encore, il a régné jusqu’à maintenant au sein du personnel de certaines institutions du secteur privé un souci de maintien de la rigueur, de l’objectivité du raisonnement, de l’indépendance de la réflexion et de l’autonomie des interventions et des déclarations par lesquels leurs membres permanents ont porté leur image et leur crédibilité à une hauteur leur permettant de remplir pleinement un rôle actif dans le développement du pays. Leur intégrité, leur objectivité et leur respect de la confidentialité des dossiers qu’ils ont traités ont imprimé une respectabilité qui n’a jamais été mise ou remise en cause.

Nous parlons ici spécifiquement de la Chambre d’Agriculture de Maurice et de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice, deux institutions qui ont œuvré en faveur de l’avancement du pays depuis bientôt 175 ans.

Concernant spécifiquement la Chambre de Commerce et d’Industrie, nous avons à dire que, pour avoir mené des recherches assez profondes sur cette institution (qui est en fait la troisième de ce type à Maurice), et surtout depuis 1965 où elle a modifié son nom pour tenir compte de la place que prenait le secteur industriel dans son développement et où elle s’est adjointe un Secrétaire général à titre permanent, elle a eu la chance d’avoir à la tête de son Secrétariat jusqu’à aujourd’hui des « intacts », soit des individus à qui il aurait été difficile d’adresser des reproches en ce qui concerne leur intégrité intellectuelle, leur détachement de certaines « influences », leur objectivité et leur loyauté. À l’exception d’une seule d’entre ces personnes, sur laquelle nous n’avons pas d’appréciation à porter pour l’unique raison que nous ne la connaissons pas, tous les Secrétaires généraux de la CCIM ont répondu à ces critères de dignité et de probité.

Or, d’après ce que nous avons été amenés à lire dans la presse locale, le caractère « intact » de la personne pour le poste en question est appelé à disparaître. En effet, Barlen Pillay, le titulaire actuel, a écourté son contrat de travail avec l’institution, et il va être apparemment remplacé à partir de la fin du mois prochain par Yousouf Ismaël, un ancien directeur de la Central Water Authority. Il s’avère que ce dernier a été soumis en janvier à au moins deux interrogatoires « sous avertissement » (‘under warning’) par la Commission anticorruption, l’ICAC, dans le cadre d’une enquête portant sur des achats de tuyaux pour ses anciens employeurs d’une valeur de Rs 100 millions de roupies mauriciennes et plus.

Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de nos propos. Que M. Ismaël soit innocent, coupable ou innocenté par rapport à ce qu’il a pu commettre ou ne pas commettre ne nous concerne en aucune façon ici. L’ICAC arrivera bien à ses conclusions dans un sens ou dans un autre. Notre unique préoccupation à l’égard de cette affaire tient au fait que M. Ismaël n’est plus un « intact » aux yeux du secteur privé mauricien, dans le sens où il est suspecté d’être mêlé ou simplement associé à des faits qui l’ont amené à devoir se soumettre à des interrogatoires d’un organisme local de lutte contre la corruption.

Ainsi, si une confirmation était donnée, dans les faits au début d’avril 2020, à la titularisation de M. Ismaël à la direction de la CCI de Maurice, ceci représenterait une tâche sur la feuille blanche qu’affiche le Secrétariat de la CCI de Maurice à ce jour. En effet, le représentant permanent de l’institution ne peut donner une pleine dimension et un maximum d’impact à ses fonctions dans son poste que s’il jouit d’une réputation dans faille, d’une image favorable à tous égards et d’une crédibilité indispensable à ses interventions, en particulier dans les rapports que celles-ci doivent avoir dans ses relations avec l’administration et la direction politique du pays. Son image auprès des adhérents de l’institution et ses relations de confiance avec eux en dépend fortement aussi.

Nous posons donc la question qui nous paraît indispensable, pour ne pas dire fondamentale : est-ce que le président et les membres du Conseil de la Chambre sont disposés à laisser M. Ismaël occuper dans un proche avenir ses fonctions au sein de l’institution ?  Les membres de la Chambre sont-ils satisfaits de cette situation, et accordent-ils leur bénédiction à l’accès de M. Ismaël à son poste ?

M. Venkatasamy devient un président quasi perpétuel de la CCI de Maurice. Il est un homme d’expérience en matière d’affaires, et il appartient à un groupe de personnes influentes discrètes qu’il appelle couramment ses « frères » et qui sont apparemment en perpétuelle recherche de la vérité et de l’amélioration de soi. Nous lui posons donc brutalement la question : est-il disposé à laisser l’institution qu’il a présidée si souvent être dirigée par une personne qui a dû se soumettre récemment aux injonctions d’une instance de combat de la corruption et de trafic d’influence à Maurice, et qui devra donc, si sa titularisation devient effective, traîner ce boulet à la Chambre ? Sommes-nous toujours, dans l’île Maurice de 2020, dans un système politique, économique et social dans lequel un comportement digne en tous points, n’ayant fait l’objet d’aucune remise en question, est encore la condition sine qua non pour prétendre accéder à certains postes de confiance ?

Pour ce qui nous concerne, le Secrétariat de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice a été, jusqu’à maintenant, un rempart sans faille à l’épreuve de tout ce qui peut en quelque sorte porter atteinte à son histoire, à sa réputation et à sa crédibilité. Elle reste l’une des rares institutions honorables et de dimension nationale à Maurice dont le personnel jouit de la confiance et de la considération de tous ses interlocuteurs.

Marday Venkatasamy va-t-il rompre une réputation de plus en plus difficile à préserver dans cette île où l’indignité et l’indécence sont devenues aussi fréquentes, notamment en raison de la démission morale d’un grand nombre de gens d’affaires mauriciens pour qui la défense de l’entreprise libre passe bien après les intérêts directs, les courbettes envers le personnel politique, le trafic d’influence et les arrangements pénalisant la libre concurrence et l’équité ?

Dans d’autres pays, la solution à une telle situation est connue. Il s’agit de faire comprendre au titulaire du poste que les contraintes auxquelles il fait face, non connues lors de son recrutement et quelles qu’en soient les raisons, ne le qualifient plus pour l’occupation du poste pour lequel sa candidature a été acceptée, et de négocier avec lui un désengagement honorable capable de satisfaire les deux parties. Est-ce si difficile ?

En notre capacité d’ancien Secrétaire général de la CCI de Maurice pendant près de trois décennies, nous nous attendons de la part du président actuel, avant la tenue de la prochaine assemblée générale de l’institution qui se déroulera bientôt, que les membres de son Conseil et lui-même se montrent à la hauteur des exigences de leurs fonctions et qu’ils prennent les dispositions qui s’imposent dans le remplacement de Barlen Pillay. À eux de nous montrer que leur perception de la place et du rôle des institutions pérennes du secteur privé mauricien ne peuvent souffrir d’aucune dégradation, d’aucun abaissement et d’aucune faille dans les exigences qu’ils comportent depuis toujours !

Et au corps commun des membres de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Maurice de s’assurer auprès de son organe de représentation, soit son Conseil d’administration, que le flambeau que porte son Secrétariat et les individus qui le composent ne soit entaché d’aucune décision susceptible d’aboutir à la pénalisation de sa respectabilité de toujours.

A. Jean-Claude Montocchio