La situation politique et sociale qui prévaut à Maurice actuellement – que nous avons constatée de visu lors d’un séjour récent dans l’île – est vraiment préoccupante.

Tous ceux qui sont munis d’une indépendance intellectuelle se rendent bien compte que Maurice se trouve aujourd’hui dans un état de délabrement moral, social, politique, sécuritaire et environnemental sans précédent. Plus que jamais, les comportements d’une partie non négligeable de la population traduisent un dérèglement des rares valeurs que nous avions péniblement conservées jusqu’à l’indépendance, ainsi qu’une léthargie, un laisser-aller et un égocentrisme qui signent la disparition de toute réelle volonté, au niveau national, de faire avancer le pays sur des bases saines favorisant le vrai respect de l’autre, l’initiative, la discipline, l’effort et le mérite.

Par ailleurs, malgré ce que les réseaux sociaux ont pu apporter en termes de prise de conscience depuis les dernières élections générales, l’inconscience de la partie des votants qui font généralement aboutir une élection générale dans un sens ou dans l’autre ne semble pas avoir évolué sensiblement. En questionnant un certain nombre de Mauriciens dans l’île récemment, nous nous sommes aperçus que « l’achat anticipé » des voix d’un nombre non négligeables de futurs votants à travers des distributions indirectes de ressources financières de l’État ainsi que des subventions par Pravind Jugnauth dans l’île auront sans aucun doute une incidence sur les résultats du scrutin.

Mais, passé la déchéance morale et le désordre intellectuel plus vifs que jamais auxquels l’on assiste actuellement, surtout au niveau du transfugisme et des adhésions partisanes tous azimuts, la préoccupation la plus forte que l’on peut ressentir a trait à l’utilisation à venir des caméras de la honte du projet Safe City, qui porteront directement atteinte aux libertés civiles et confirmeront notre entrée dans l’ère de l’autoritarisme et même très probablement d’un État policier.  

Dans le cadre de ce tableau affligeant pour notre démocratie, les prochaines élections générales seront, sans aucun doute, les plus importantes auxquelles le pays aura à faire face depuis 1968. Sous Seewoosagur Ramgoolam, le début des années 1970 avait bien été marqué par des mesures autoritaires – censure de la presse, enfermement de politiciens et renvoi d’élections législatives, entre autres atteintes aux libertés – mais la société mauricienne n’était pas confrontée à l’époque à l’accaparement et l’emprise de tout l’appareil gouvernemental et administratif par un seul parti dans le pays, comme c’est le cas actuellement, et les pressions sur les individus étaient nettement moindres.

Comment en est-on arrivé là ?

Les raisons de cette déliquescence sont évidemment nombreuses, et pas toujours faciles à cerner et analyser avec incision et objectivité, mais nous en mettrons cinq en avant, prises parmi celles qui nous semblent les plus importantes :

a. Des dirigeants dont la culture ne comporte pas des dispositions mentales favorisant un comportement guidé par la raison, l’ordre, la rigueur et la morale personnelle. Pour autant que chaque culture au monde n’est ni supérieure ou inférieure à une autre, les cultures ne se valent pas toutes au niveau de leurs composantes. Il en va ainsi, par exemple, pour le sens du bien et du mal, dont l’importance pour la bonne marche de la communauté n’est pas perçue de la même façon dans la culture occidentale et dans la culture hindoue. Si l’on ne comprend pas ces différences et si l’on ne les jauge pas tant soit peu précisément, surtout lorsqu’on vit dans une société multiculturelle, l’on peut ressentir beaucoup de frustrations, à moins que l’on appartienne au groupe principal qui oriente la marche de la communauté dans son ensemble, ou que l’on soit une éponge sur le plan identitaire.

Dans les contextes de cohabitation, la situation peut devenir vraiment difficile si les représentants des différents groupes ne s’entendent pas sur un minimum de valeurs, de règles non écrites et d’efforts en faveur d’une compréhension mutuelle.

C’est la principale contrainte que doivent affronter les Mauriciens dans leur vie de tous les jours. Il est encore heureux que les relations intercommunales soient empreintes à ce jour de tolérance, de pacifisme et d’une faculté d’encaissement assez développé.

b. Le décret unilatéral d’une constitution, la nôtre, dont les faiblesses dès le départ ont été évidentes : entre autres, un système électoral favorisant des résultats extrêmes traduisant rarement le rapport des forces respectives sur le terrain, des contre-pouvoirs d’une grande faiblesse, un amalgame du législatif et de l’exécutif défavorable à l’examen sérieux et approfondi des projets de loi et à l’application rigoureuse des législations adoptées, une concentration extrême et malsaine des pouvoirs entre les mains d’un seul individu, ainsi qu’une dimension « to même papa, to même mama » dans les rapports de hiérarchie qui est éloignée des principes occidentaux de réciprocité sur lesquels sont bâties nos règles constitutionnelles.

c. Un corpus électoral constitué d’électeurs dont la majorité, depuis avant même l’indépendance, vote essentiellement sur la base de considérations communales, loin de toute considération relative à des idées et des politiques cohérentes sous-tendant des objectifs, des stratégies de développement et des programmes concrets à exécuter. Les manifestes électoraux des partis politiques sont chez nous une partie intégrante du folklore national.

d. Une grande naïveté chez les électeurs qui non seulement avalent sans en être conscients beaucoup de couleuvres, mais pour qui une élection est avant tout une source de divertissement majeure. L’on se trouve là dans une situation où la subjectivité, l’irrationnel et l’ignorance des dimensions essentielles de la vie de la Cité font des ravages dans l’envoi d’individus médiocres, opportunistes et immoraux à notre Assemblée nationale. Il faut y ajouter la facilité avec laquelle le gros des électeurs oublie ce que les politiciens nous ont infligé dans un passé pas si lointain, et combien ils sont imperméables à des alternatives en termes de nouveaux partis politiques qui surgissent de temps en temps et ne sont pas dénuées d’intérêt.

e. Peut-être que la pire cause de ce bilan catastrophique tient au fait que les politiciens qui hantent notre gouvernement depuis 1968 ne sont nullement disposés à prendre des dispositions pour instaurer une prise de conscience de la façon dont est supposée fonctionner une démocratie, de l’ordre et de la discipline dans le pays. Il existe bien entendu divers moyens que l’on peut utiliser pour responsabiliser les citoyens à leurs devoirs et leur inculquer un minimum de civisme, mais rien n’a été tenté dans ce sens à Maurice à ce jour.

Évidemment, l’on devine sans peine que le refus traditionnel des politiciens à prendre de telles mesures tient au fait qu’elles ne seraient pas bien vues par des votants habitués au laxisme, au non-respect des lois, à la corruption et à tout ce qui nous fait honte dans le pays. Le sentiment du « fer dominer » ne manquerait pas de surgir. En matière de propreté, d’ordre et de discipline, l’on est très loin du compte dans notre foutu pays.

f. Enfin, nous avons eu la malchance d’avoir eu comme Premiers ministres depuis 1968 des hommes du calibre de Seewoosagur Ramgoolam, Aneerood Jugnauth, Navin Ramgoolam Paul Bérenger et Pravind Jugnauth, et des seconds couteaux de la dimension de Xavier Duval. À part Gaëtan Duval, uniquement d’ailleurs pour la communauté créole, aucun vrai leader, aucun rassembleur, aucun homme d’une dimension susceptible d’inspirer, de motiver et de guider l’ensemble du peuple ne s’est présenté sur le plan national. Tant pis pour nous !

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Après cette longue mise en situation, nous passons en revue ci-après l’œuvre d’Aneerood Jugnauth et notre souhait de le voir quitter définitivement ses fonctions, à cause du danger de plus en plus grand qu’il représente pour notre République. Nous poursuivrons la semaine prochaine notre rédaction hebdomadaire avec une critique du passé politique de Navin Ramgoolam et de son devoir de passer la main. D’autres propos sur « la bande des cinq » (soit les deux susmentionnés et les trois restants) suivront.    

Aneerood Jugnauth, l’individu

L’homme est d’une vulgarité avérée. Il est bourru, et ne tolère aucune contradiction. Pur produit de Paul Bérenger (comme d’ailleurs Navin Ramgoolam), il a provoqué une cassure dans sa relation avec le MMM, avec l’aide d’Harish Boodhoo, qui lui a donné l’occasion de s’imposer dans le pays à travers les élections de 1983.

Son comportement, basé souvent sur la navigation à vue et la réaction inattendue, a donné lieu à un parcours sinueux dont l’autoritarisme constitue la principale dimension.

Enfin, sa perception de certaines bienséances est quasiment inexistante. Sa décision de faire imprimer des billets de banque à l’effigie de son épouse illustre parfaitement cette considération.

Le politicien

Comme souvent chez les politiciens qui arrivent jusqu’à la tête d’un pays, il a été favorisé par les circonstances et la conjoncture qui a prévalu sur le plan économique à partir de 1984. Les deux dévaluations de 1979 et 1981, l’abandon de la politique économique funeste entraînée par la demande menée par Ramgoolam de 1977 à 1982, une politique fiscale enfin réaliste et un faible coût de la main-d’œuvre ont grandement contribué à relancer les activités industrielles et l’emploi.

Ceci étant dit, il reste qu’il traîne depuis l’origine une perception de la politique qui est simpliste, incohérente et superficielle. Ses initiatives ne sont pas réfléchies, elles surgissent au fil des propositions qui lui sont faites et il est incapable de les analyser de manière approfondie.

Le communaliste

Tout comme Seewoosagur Ramgoolam, il a poursuivi une politique sociale qui s’est traduite par des « arrangements » avec des représentants des communautés non-hindoues locales jamais basées sur des ententes susceptibles d’instaurer une confiance dans les relations avec celles-ci.

Comme son fils, et comme Navin Ramgoolam, il a été incapable de mettre sur pied un climat de confiance et de participation de tous au bien commun. Mais rien n’est plus abject que sa dernière déclaration du 20 août dernier, à la cérémonie de clôture de la 11e édition de la World Hindi Conference, au centre Swami Vivekananda, à Pailles. Voici sa déclaration : « Si on fait référence à l’Inde comme Bharat Mata (mère), Maurice est le fils. Et ce dernier connaît bien son devoir. »   

Puisque les politiciens mauriciens jouent sur le facteur du nombre depuis 1948, nous ne pouvons pas nous retenir pour lui répondre : « L’Inde ne peut pas être la mère d’un pays où les Hindous sont en minorité. Vous insultez la majorité des citoyens mauriciens, Aneerood Jugnauth ! Eux pensent que la mère patrie, c’est l’île Maurice et non pas l’Inde, ou la France, ou la Chine, ou encore un pays africain quelconque ».

Si vous considérez que l’Inde est la mère de Maurice, il ne vous reste plus qu’à retourner au Bihar pour aller rejoindre vos frères et vos sœurs. Un gros travail reste à faire chez vous en Inde. Exemple : d’après The Economist, l’Inde est le pays au monde où l’on trouve le aujourd’hui plus grand nombre d’esclaves – rien que 14 millions !  Il faut les libérer d’urgence ! Vous constaterez par vous-même ce que la presse internationale raconte régulièrement : combien la place de la femme, ses droits et son autonomie sont difficiles dans ce pays. Vous pourriez même, si vous avez un grand cœur, combattre la pratique de la défécation à l’air libre sur la voie publique que pratiquent encore plus de 400 millions de vos concitoyens vivant sur le sous-continent indien. Chacun sait combien cette pratique est pénalisante pour la santé là où elle a cours. Rejoignez votre mère patrie, Aneerood Jugnauth : elle a vraiment besoin d’un homme comme vous ! »

Une contradiction ambulante

Le parcours politique d’Aneerood Jugnauth est parsemé de contradictions, de négations et de voltes-faces. À titre d’exemple, on peut évoquer ses traitements successifs contradictoires du dossier du « Muslim Personal Law », celui des Chagos ainsi que celui du métro léger, qui illustrent l’attitude qu’il a adoptée, au fil de ses humeurs, pour appréhender de nombreux dossiers à caractère social et économique qu’il a traités.

Un danger pour nos libertés civiles

Mais la mesure la plus dangereuse pour la démocratie et les libertés civiles des Mauriciens qu’aura prise Aneerood Jugnauth, en capacité de ministre de l’Intérieur, restera l’installation de milliers de caméras dans tout le pays pour des motifs de surveillance des citoyens en temps réel.

Au prix payé pour l’acquisition des équipements nécessaires à cette surveillance et en fonction de leur origine, nous devinons sans peine que les images des mouvements de personnes qui seront captées feront l’objet de traitements de reconnaissance faciale au moyen de l’intelligence artificielle. Si tel est vraiment le cas, les Mauriciens auront des soucis à se faire, surtout dans un pays où l’on est automatiquement perçu comme étant contre X, même si l’on n’est pas nécessairement pour Y. Chez nous, la bêtise ne faiblit jamais.

Nous consacrerons une chronique entière bientôt à ce désastreux projet dit du « Safe City » pour nos libertés. Nous prendrons surtout un soin particulier à montrer qui sont ceux qui sont responsables du fait que nous avons aujourd’hui à dépendre, en dernier ressort, de caméras de surveillance pour assurer les défaillances de plus en plus grandes de notre sécurité.

Futur président bis repetita ?

Un dernier danger pourrait bien se présenter avec cet individu : un retour à une présidence de l’État dont il a malmené le décorum il y a quelques années, ce malgré sa récente annonce de départ de la politique et de retour à La Caverne !

En effet, l’on peut spéculer et penser que si jamais le MSM revenait au pouvoir, il serait tout à fait possible que le fils parachute son père dans cette fonction. Un juste retour de l’ascenseur, pourra-t-on dire alors, avec toutes les conséquences que cela comportera. Au point où on en est…

Rappelons quand même qu’en mars 2012, il n’avait même pas attendu d’avoir officiellement quitté sa fonction de président de la République au Réduit pour faire des déclarations à caractère partisan. Ce faisant, il avait sapé son image et porté sérieusement atteinte à la neutralité à laquelle il était astreint. Digne du personnage !

 

Et c’est bien de cette éventualité de retour au Réduit que le peuple de Maurice doit se prévenir. En prenant des dispositions bien précises, dont nous parlerons la semaine prochaine.

 

A. Jean-Claude Montocchio