Chères lectrices, chers lecteurs,

Voilà deux mois entiers que nous diffusons nos chroniques hebdomadaires sur notre site (www.allo-maurice.com) et sur le réseau social Facebook.

Nous voudrions vous remercier bien sincèrement pour l’accueil que vous réservez à ces chroniques. Nous avons maintenant un demi-millier d’amis qui les reçoivent chaque semaine, tant ceux vivant à Maurice que les membres de la diaspora partout dans le monde, et nous sommes confiants que nous réussirons à au moins doubler ce nombre au cours des deux prochains mois.

À titre exceptionnel, nous adressons la présente chronique à une personne particulière, en l’occurrence Sa Seigneurie Eddy Balancy, nommé cette semaine-ci Chef Juge de la Cour de Maurice, pour le féliciter et lui livrer quelques brèves réflexions portant sur la vie judiciaire dans notre île.

Nous sommes persuadés que beaucoup d’entre vous percevront dans nos propos des considérations qui vous interpellent aussi. Faites-en les vôtres !

A. Jean-Claude Montocchio

 

Le Chesnay, France, le 30 mars 2019


LETTRE OUVERTE À SA SEIGNEURIE LE CHEF JUGE EDDY BALANCY, GCSK, À LA COUR SUPRÊME

Votre Seigneurie,

Tout comme la communauté entière, tant à Maurice qu’à l’étranger, j’ai éprouvé beaucoup de plaisir et me suis senti honoré à l’annonce de votre titularisation en capacité de Chef Juge à la Cour suprême et gardien du pouvoir judiciaire de notre pays pour les 13 prochains mois.

En écoutant les propos que vous avez tenus dans les médias depuis votre titularisation, j’ai été conquis, comme beaucoup d’autres citoyens, par votre enthousiasme, votre simplicité et votre perception claire des tâches que vous allez entreprendre et des changements que vous vous proposez de faire intervenir dans le fonctionnement du judiciaire à Maurice. Vous avez exposé, avec beaucoup de lucidité et de sincérité, le programme que vous entretenez pour votre mandat, et je vous en sais gré.

Si vous me le permettez, je voudrais saisir l’occasion de votre titularisation pour vous présenter quelques remarques, deux suggestions, une requête en matière de fonctionnement interne de la justice chez nous, et exprimer un souhait à propos de vos fonctions futures. Vous déciderez, bien sûr, de l’attention qu’ils méritent ou non, selon le temps dont vous pourrez éventuellement disposer.

Je devine aisément que le management des activités afférentes au judiciaire et aux cours de justice n’est pas de tout repos dans notre pays. La coexistence de deux systèmes légaux, une constitution à mon sens dépassée et un corpus de textes légaux très incomplets (du moins à mon humble sens), le grand nombre de transgressions de la loi (à propos de laquelle manque bien malheureusement une étude comparative sérieuse qui nous permettrait, au minimum, de situer notre pays par rapport à d’autres), les fonctions empreintes de notre passivité habituelle et le comportement déraisonnable de certains hommes de loi (des auxiliaires de la marche de la justice auxquels vous avez fait référence dans vos propos) entraînent vraisemblablement chez les juges et les magistrats des risques d’erreurs, des retards, de laborieuses recherches et des interprétations qui ne sont pas rencontrés dans d’autres juridictions. Autant donc vous exprimer encore une fois mon admiration pour le dynamisme et l’ardeur qu’illustre votre approche envers votre mission.

Avant de passer aux deux suggestions que je souhaiterais vous présenter, je dois vous avouer que mes connaissances du système juridique mauricien ne me permettent pas de déterminer si les représentants du judiciaire, et le Chef Juge en premier lieu, sont habilités d’une manière ou d’une autre à formuler des propositions capables de faire évoluer diverses réglementations contenues dans notre droit, et susceptibles de le compléter et de le moderniser. Je devine que cette prérogative est très probablement réservée aux membres du corps législatif, avec le concours du ministre de la Justice.

Des explications claires à ce sujet seraient bienvenues. Par leurs articles dans les médias, certains membres du barreau aident à la compréhension des fonctions des divers intervenants dans la vie du judiciaire à Maurice, mais nous sommes encore assez loin d’un bon entendement de certains de ses aspects. Tenant compte de cette considération et donc des limitations que votre rôle est susceptible de vous imposer, je me permets de vous soumettre deux propositions que vous pourrez porter (ou pas) auprès de ceux directement concernés par leur teneur.

D’abord, il serait éminemment souhaitable que le ministère de l’Éducation institue des classes de promotion du civisme et du comportement citoyen dans les institutions scolaires à Maurice. Ceux qui ont eu l’occasion de vivre pendant un certain temps dans des pays à héritage protestant savent combien la formation aux droits, mais aussi aux devoirs, aux libertés mais aussi aux responsabilités – peut apporter de résultats éloquents en termes de savoir-vivre et de vivre-ensemble. Le bien commun en bénéficie directement, et même des éléments comme la forte productivité au travail en sont issus. Je suis convaincu que suite à une telle initiative, le nombre de juges (une vingtaine) que vous mentionniez il y a quelques jours comme étant insuffisant pourrait convenir à terme, si nous présumons que les délits et les plaintes en général seraient appelés à baisser.

Adopter un comportement moral, c’est faire l’État et la société économiser beaucoup de ressources financières, d’énergie humaine, de temps et situations difficiles à supporter.

Il s’agirait, bien évidemment, de faire jouer d’autres facteurs, dont non seulement l’application de la loi, mais aussi un étoffement des dispositions de notre droit, ce qui m’amène à ma deuxième suggestion que je voudrais faire, en illustrant mes propos par un exemple concret. Ministre des Finances du gouvernement MSM en juillet 2015, Vishnu Lutchmeenaraidoo avait sollicité un emprunt de plus d’un million d’euros de la SCB, et les conditions rattachées au prêt qui lui avait été accordé ont mené à une affaire en cour de justice, suite à laquelle il avait été acquitté. L’on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’en est sorti à bon compte.

En effet, dans un cadre juridique différent, et notamment en Europe, il aurait été condamné en raison du fait qu’il avait approché pour son emprunt une institution bancaire à capitaux publics dont il était le ministre de tutelle. J’en déduis, mais là vous êtes de loin le mieux placé pour le savoir, que notre système légal comporte de nombreux vides, qu’il est incomplet et que son étoffement n’évolue pas au même rythme que les besoins de la société mauricienne.

Serait-il possible que vous interveniez dans le comblement de nos déficits sur le plan légal, et que vous puissiez contribuer à une sensibilisation aux besoins – en termes d’actualisation des lois et d’émergence de nouveaux pans de la justice encore inexistants – du pays ?  

Pour exposer mon troisième point, en l’occurrence ma requête en matière de fonctionnement interne de la justice chez nous, il est nécessaire que j’évoque notre fameux système westminstérien, auquel se réfèrent nos politiciens locaux de temps en temps pour le présenter comme le garant absolu de notre démocratie.    

Vous qui avez effectué vos études de droit en Grande-Bretagne savez mieux que quiconque que ce système y perdure parce que règnent dans ce royaume plusieurs atouts dont nous sommes, bien malheureusement, dépourvus. L’un d’eux est la cohabitation géographiquement séparée de communautés – les Anglais, les Gallois, les Écossais et les Irlandais du Nord – qui sont représentées en tant que telles à la Chambre des Communes. Un autre atout tient au fait qu’une deuxième Chambre (sans aucun pouvoir véritable) agit en tant qu’organe de réflexion consultatif et de « caisse de résonance » pour assagir et faire mûrir le contenu des lois avant leur promulgation. Mais, il y a un facteur qui domine tous les autres, à savoir celui que les Britanniques appellent le « fair play ». Sans lui, les députés de la Chambre des Communes se boufferaient entre eux autant que dans une petite île de l’océan Indien. Au Royaume-Uni, les députés se respectent les uns les autres, et ils jouent le jeu politique, pour ainsi dire, selon des règles qui en garantissent l’honorabilité, l’équité et la pérennité.

Ce fair play imprègne et irrigue toutes les relations sociales dans ce système. Mais il va encore plus loin : lorsque les étudiants en droit terminent leurs études (du moins ceux destinés à exercer en Grande-Bretagne même), il leur est demandé de se récuser dans certaines situations précises si, étant devenus membres ou appartenant déjà à une loge maçonnique, ils sont éventuellement appelés à juger d’affaires en cour de justice dont l’accusé est lui-même membre d’une loge maçonnique. Voilà jusqu’à où va le souci de l’équité en matière de justice chez les Britanniques.

Vous êtes très probablement au courant de cette coutume, et j’espère sincèrement qu’elle est aussi pratiquée à Maurice. Les sociétés secrètes se sont beaucoup développées dans notre pays, pour des raisons qu’il n’est pas nécessaire d’évoquer ici, au cours des deux dernières décennies, et il devient donc fort souhaitable que cette pratique, si elle n’existe pas encore, soit introduite aussi rapidement que possible, car les situations susmentionnées pourraient se présenter en plus grand nombre.

Avant de terminer, je voudrais, avec beaucoup de candeur, voire avec une certaine naïveté, souhaiter que les circonstances vous amènent, après votre bref mandat dans le judiciaire, à être pressenti pour devenir le Président de notre République en 2020. Comme vous le savez, les années de 1968 à 1982 au cours desquelles le poste de Gouverneur général a été occupé par un ancien juge ont donné lieu à des fonctions sans heurts ni disgrâce. Comme vous le savez aussi, la période de 1982 à ce jour a été ponctuée par un certain nombre de comportements inacceptables, fort heureusement pas par tous les occupants du Réduit pour cette même période.

Il serait très judicieux, à mon sens, que cette habitude des premières années de notre indépendance soit rétablie, et que les juges de notre Cour suprême deviennent de nouveau nos présidents successifs. De ces juges, deux méritent d’être particulièrement mentionnés : Robert Ahnee, aujourd’hui disparu, pour sa réaction exemplaire et l’amour-propre dont il a fait montre suite à l’interférence déplorable d’un membre de l’exécutif dans une affaire sub judice en Cour suprême en 1992, et votre comportement extrêmement louable et courageux en tant que Juge puîné en 2013, dans l’affaire que chacun sait.

Je formule donc le souhait que vous ayez l’occasion de servir notre cher pays pendant de nombreuses années encore.

Je vous donne l’assurance, Votre Seigneurie, de mon profond respect, et je vous transmets mes vœux de pleine réussite dans vos nouvelles responsabilités.

 

A. Jean-Claude Montocchio     

Citoyen, patriote et profane