Chers lecteurs et lectrices, chers contribuables,

La présentation annuelle du budget est proche : comme vous savez, elle se fera dans une semaine, le 10 juin…

C’est l’occasion pour nous de jeter un œil à un exercice qui, pour beaucoup de Mauriciens, se résumera à se mettre devant un poste de télévision et attendre la partie du discours du ministre des Finances qui comportera, possiblement, un allègement ou un cadeau fiscal quelconque pour eux.

À l’intention de ceux qui n’ont pas été formés aux sciences économiques, nous disons qu’un budget est un volet de la politique économique d’un pays dont l’importance est très grande et dont les mesures peuvent donc être positives, simplement neutres, mais aussi négatives et pénalisantes, selon les situations et, surtout, selon les hommes qui la mènent.

Jetons quelques notions et quelques principes de base à la lecture des non-initiés…

La politique économique d’un pays est constituée de deux volets : sa politique monétaire, et sa politique budgétaire.

A – La politique monétaire. Celle-ci est menée par la banque centrale, en toute autonomie, dans les pays démocratiques. Elle concerne la gestion des réserves de monnaies, tant locales qu’étrangères, la fixation des taux de change, la réglementation du secteur bancaire et le contrôle des institutions qui y mènent des activités, le suivi constant de la masse monétaire, le contrôle de l’inflation, l’imposition des taux d’intérêts que se chargent les banques entre elles (qui ont une répercussion directe sur les taux d’intérêts pratiqués par les banques envers leur clientèle). Enfin, la banque centrale représente ce qu’on appelle « le prêteur de dernier recours », celui auquel les banques commerciales s’adressent lorsqu’elles sont à court de fonds.

Particularité de cet organisme : il est considéré dans de nombreux pays comme totalement libre de mener la politique monétaire la plus prudente et favorable pour le pays et, de ce fait, les interventions des politiciens dans ses prérogatives sont très mal considérées (surtout si le gouverneur de la banque centrale en question est une forte personnalité, reconnue pour ses compétences). Demandez à Xavier Duval ce qui lui est arrivé lorsqu’il a voulu contraindre la direction de la ‘Bank of Mauritius’, il y a quelques années…

B – La politique budgétaire. Elle est beaucoup plus complexe et, pour la mener, il s’agit de prendre en compte un nombre considérable de facteurs, tant comptables qu’humains, dans beaucoup de domaines d’intervention.

Comme vous devinez, le budget d’un État ressemble au niveau de son principe au budget d’un foyer. Essentiellement, il faut lever les fonds permettant de financer les dépenses à faire. Mais, différemment du foyer, la politique à mener ici est délicate, car il s’agit de s’assurer que les prélèvements sont justes et ne pénalisent pas les plus démunis, que les fonds alloués sont dépensés à bon escient et efficacement, que les dépenses soient équitablement réparties et contrôlées, et que les ressources allouées servent véritablement à stimuler la croissance et le renforcement des capacités des « agents économiques », car c’est le moyen le plus courant de relever le niveau de vie d’une population.

Le budget de l’État comporte donc généralement une multitude de mesures, dont les principales portent, du côté des revenus, sur trois sources principales – les droits de douane, la TVA et les impôts – et du côté des dépenses sur le financement des besoins des différents ministères et des infrastructures. En agissant sur les revenus et les dépenses ainsi que sur leurs ampleurs respectives, un ministre des Finances peut utiliser un budget pour stimuler la croissance de l’économie, le pouvoir d’achat de la population et les moyens à dégager pour garantir un développement constant et appréciable.

Dans un budget, disons celui de Maurice, il y a toujours un équilibre à trouver entre les revenus, les dépenses et ce qu’on appelle « la formation de capital », ce qui signifie, dans ce dernier cas, que suffisamment de fonds doivent être mis de côté pour que l’État mauricien puisse investir dans une perspective de long terme dans des infrastructures et divers éléments dits sociaux.

  • Si l’État ne dépense pas assez, la croissance peut s’en ressentir ;
  • Si l’État dépense trop, il endette les contribuables pour longtemps ;
  • Si l’État dépense trop dans le social et la consommation, il pénalise l’investissement et les activités de production ;
  • Si l’État ne mène pas une politique fiscale (de taxation) appropriée, il crée des inégalités dans le système ;
  • Si l’État intervient trop dans l’économie, il pénalise les activités du secteur privé, qui est réputé utiliser les ressources disponibles de manière plus efficiente que ne peuvent le faire les pouvoirs publics ;
  • Si l’État est trop généreux envers les citoyens de manière générale, il fabrique alors des parias qui deviennent de plus en plus dépendants de lui, avec des conséquences désastreuses pour l’initiative personnelle, l’effort et la dignité des individus ;
  • Si l’État favorise trop la consommation dans notre pays, qui dépend énormément de l’étranger pour son approvisionnement en marchandises et en certains services, nous devons compter de plus en plus sur le tourisme, secteur qui aujourd’hui génère des montants importants de devises étrangères, pour payer pour nos importations selon les réserves disponibles.

Dans certaines circonstances, les politiques au pouvoir pensent que le peuple est capable d’accepter une fiscalité de plus en plus lourde. En France, ça donne les « gilets jaunes ». À Maurice, pendant la deuxième partie des années 1970, la fiscalité directe et indirecte a très lourde. Par ailleurs, les autorités fiscales ont fermé les yeux sur le grand nombre de citoyens taxables qui ne payaient aucun impôt sur leur revenu. Ceci a abouti en 1976 et en 1979 à des journées de désobéissance civile, que nous avons personnellement organisées à Port-Louis. En deux fois, la ville est restée morte pendant toute une journée. Deux dévaluations de la roupie ont suivi, avec des conséquences très douloureuses pour le peuple mauricien.

De nos jours, la discrimination envers l’impôt se perpétue à Maurice entre régions urbaines et régions rurales (bien que la connotation communale de ces deux géographies soit aujourd’hui moins forte). Rama Sithanen, d’assez loin le plus compétent ministre des Finances qu’ait jamais connu notre pays, avait eu le courage (alors que Paul Bérenger avait tellement hésité, avant de renoncer) d’imposer à l’issue des élections de 2005, une taxation des biens immobiliers dans les régions rurales, ce qui n’était que justice et équité dans un pays républicain. Et comme il fallait s’y attendre, sa mesure a été (très) mal reçue, ce qui signifie en clair que même ceux qui, dans les régions rurales, habitent des demeures suffisamment cossues pour être taxées estiment qu’ils ne devraient pas l’être.

C’est le ministre des Finances actuel qui, occupant ce portefeuille quelques années plus tard, n’a pas hésité une seconde à abolir cette taxe. Comme chacun sait, à Maurice, les humains des villes et les humains des campagnes, ce ne sont pas les mêmes humains !

Fâcheuse mentalité, qui a prévalu dans toutes les sphères de la société mauricienne à une certaine époque, à l’effet que, dans un pays multiculturel, payer l’impôt est inutile car cela revient à payer pour ce que d’autres peuvent bien payer. Nous en sommes toujours là d’ailleurs avec la « taxe rurale ».

Pravind Jugnauth a, de son côté, pratiqué depuis plus d’une décennie, une politique laxiste en matière de fiscalité, à l’inverse de Seewoosagur Ramgoolam. Abolition de la « taxe rurale », abolition de la taxation des plus-values, exonération totale des sommes héritées issues des successions, droits de douane toujours plus bas visant le « duty-free island », imposition très légère des individus et des sociétés, le pays est devenu un paradis fiscal tant pour les Mauriciens que pour les touristes et les étrangers acquéreurs de biens immobiliers très intéressés à venir vivre à Maurice.

Cette politique, pour (très) favorable qu’elle puisse être pour les contribuables de tous bords, conduit aussi à des situations dangereuses. Premièrement, le manque à recevoir, sur le plan fiscal, doit obligatoirement être recueilli ailleurs. Il n’y a qu’à regarder la façon dont la dette du pays s’est accrue depuis 5 ans pour comprendre où les fonds ont été trouvés pour les dépenses publiques. Si on veut comprendre où les dettes de l’État toujours plus fortes peuvent mener, il faut tout simplement jeter un coup d’œil sur la situation sociale actuelle en France.

Deuxièmement, la forme de fiscalité que pratique Maurice est profondément injuste, et conduit à des inégalités fortement perverses en matière d’équité. Au vu des énormes besoins du pays pour son avancement (dont beaucoup ne sont même pas conscients) le « flat rate » de l’impôt sur le revenu pour l’ensemble des contribuables est inacceptable d’un point de vue moral, si tant est qu’une politique budgétaire comporte aussi sa part de moralité. Au risque de se tromper, l’on ne peut s’empêcher de penser que, là encore, c’est bien la dimension électoraliste qui a poussé le gouvernement actuel à se montrer aussi généreux envers les contribuables locaux.

Ceux qui ont le mérite ou la chance de bénéficier de gros revenus dans le pays ne peuvent pas ne pas comprendre qu’une telle politique fiscale n’est pas tenable à long terme, d’abord et avant tout dans leur propre intérêt.

Signalons enfin combien, sur le plan politique, il est difficile, pour ne pas dire presque impossible, de faire remonter le niveau de certaines impositions après qu’elles aient été baissées de manière déraisonnable et opportuniste par les autorités. Les contribuables individuels refusent que l’on touche à leurs acquis et comprennent difficilement les raisons exactes de retours en arrière.

Voilà où nous en sommes actuellement à Maurice. Le toujours plus d’exemptions et de subventions et le toujours plus de prestations publiques a été abondamment commenté ces dernières semaines, et il nous est possible de caractériser la conjoncture économique du pays comme suit :

  • Les étalons généralement utilisés pour jauger notre situation économique ne sont pas très favorables : la dette du pays continue à augmenter, la croissance reste modeste et le chômage ne se résorbe pas ;
  • D’autres tendances notées sur une longue période traduisent des contraintes plus fondamentales, à caractère structurel. Dans la liste, l’on trouve : i) le profond déficit commercial du pays, qui dénote une incapacité à faire progresser nos exportations ; ii) un régime douanier favorisant la consommation de produits importés au détriment des produits fabriqués localement, la valeur globale des premiers continuant résolument à représenter environ le double de nos exportations de marchandises ; iii) le fort biais de la fiscalité se maintient et creuse des inégalités de plus en plus profondes entre les différents groupes de contribuables ; iv) le « deal » entre un groupe particulier de contribuables/votants et les politiciens du même bord se maintient, à travers l’accord tacite, voire explicite, que traduit le « nous sommes généreux, fiscalement parlant, envers vous, gratifiez-nous de votre vote le moment venu ». Tant pis si à Maurice l’agencement de la relation entre les politiciens et leur clientèle continue à dominer largement l’engagement courageux dans des politiques cohérentes clairement définies, des programmes structurés et des manifestes électoraux à respecter impérativement, qui restent largement secondaires. La subjectivité et la préférence donnée à ceux qui sont du même groupe (nou kalite) reste prédominante, du moins dans une partie de notre communauté nationale encore majoritaire.

Devant une telle situation, il nous faudrait comme ministre des Finances un homme (ou une femme) suffisamment courageux(se) pour inverser les situations et les tendances qui se présentent actuellement. Concrètement, cela reviendrait à adopter les politiques suivantes :

A – Mener une politique budgétaire rigoureuse, avec un programme de recettes et de dépenses en équilibre ;

B – Adopter un budget qui limite les interventions de l’État dans les activités économiques à une proportion raisonnable, afin qu’il n’évince pas les ressources dont ont besoin les entreprises pour se développer ;

C – Dégager une politique favorisant la production locale à travers une protection douanière raisonnable, afin que se maintiennent des activités agricoles, industrielles et des services mauriciens dignes de nos capacités ;

D – Au lieu de dilapider des ressources financières, pour des motifs purement électoralistes, dans des allocations qui iront vers la consommation plutôt que vers l’épargne et l’investissement, consacrer ces mêmes ressources au lancement de projets indispensables pour notre développement, surtout dans les domaines de l’éducation et de la formation, de la protection de l’environnement, de l’éradication des fléaux qui détruisent notre société et de la promotion de la transparence, du civisme et de la citoyenneté, des considérations qui n’ont toujours aucun sens pour la vaste majorité des politiciens en place ;

E – Inciter fiscalement les entrepreneurs à découvrir et à se livrer à des activités dégageant nettement plus de valeur ajoutée, dans de nouveaux secteurs, que celles qui sont déjà maîtrisées ;

F – Enfin, et c’est là que le courage politique se manifestera ou pas, il faudra impérativement relever sensiblement, avec des barèmes progressifs, l’imposition des contribuables et des sociétés à partir d’un certain seuil de revenus. Sans ces mesures éminemment pertinentes, il sera difficile de commencer à inverser les tendances et à rembourser les dettes publiques, à trouver les moyens de financer le développement, qui est un vaste chantier, et à pourvoir à des améliorations dans les infrastructures et les secteurs requérant une profonde modernisation.

De loin, le pire qui puisse arriver à notre pays sera de voir les politiciens continuer à mener leur politique de toujours – « less li al kumsa mem, do ! » envers et contre tout. Plus que tout, ce qui a fait Maurice péricliter au cours des 50 dernières années, c’est le laxisme, la léthargie, le manque de courage et d’ambition, et la démission (morale, s’entend).

Si l’on veut vraiment favoriser et privilégier l’avancement de Maurice, notre ministre des Finances a l’impératif devoir de privilégier les défis plutôt que les solutions de facilité, les initiatives d’investissement plutôt que la consommation, la sincérité plutôt que l’opportunisme, la franchise plutôt que les déguisements, le concret plutôt que les rêves et les fausses espérances, l’honnêteté plutôt que la fourberie.

Dans quelques jours, nous verrons bien si le pays, son développement économique dans la durée et l’avenir de ses habitants comptent plus pour Pravind Jugnauth que l’utilisation de notre politique budgétaire à des fins électoralistes. Dans la conjoncture difficile que nous savons, nous comprendrons bien où il place ses priorités. Nul doute que son discours sera très instructif à cet égard.

Ah ! Nous avons failli oublier de vous donner un conseil : écoutez et lisez les déclarations que feront beaucoup de représentants de tel ou tel autre secteur du pays à la presse juste après le discours du budget ! À part quelques rares propos judicieux et objectifs, le reste de ces déclarations sera truffé de langage politiquement correct ou excessif. Nous savons déjà que pour les partis d’opposition, par exemple, le budget sera forcément mauvais, voire infect.

Attendons-nous donc à entendre et lire la semaine prochaine de nombreux propos traduisant surtout de la soumission, de l’opportunisme et de la candeur, mais aussi un peu de perspicacité, d’esprit rationnel et d’intelligence.

A. Jean-Claude Montocchio