Chères lectrices et chers lecteurs,

Comme vous vous en souvenez peut-être, certains politiciens et économistes locaux nous ont régulièrement servi dans le passé leurs désirs, ambitions et formules pour émuler Singapour. Pour qui connaît cette île, l’exercice démontre de la candeur, de la naïveté et de l’ignorance. Singapour est, en effet, à des années-lumière au-devant de Maurice, et ce n’est ni demain, ni même dans très longtemps, que nous arriverons à sa cheville.

Pourquoi cette différence ? À quoi tient-elle véritablement ?

L’occasion nous est donnée de le faire après l’interview que M. François Guibert, le directeur général de notre Economic Development Board, a donnée à un magazine tout récemment. Nous avons donc choisi, pour nous situer par rapport à Singapour, d’écrire un courrier fictif à M. Guibert, qui connaît intimement cette île pour y avoir vécu, si nous comprenons bien ses antécédents. Le voici…

 

Le Chesnay en Yvelines, le 9 juin 2019

Bonjour Monsieur Guibert,

Je me permets de vous adresser le présent courrier sans vous connaître et sans préavis, convaincu que vous ne m’en voudrez pas. Mais, je ne peux résister à l’occasion que vos récentes déclarations à un magazine me procurent pour évoquer avec vous l’impressionnante performance de Singapour depuis son retrait de la « Federation of Malaya » en 1965 pour voler de ses propres ailes, des raisons exactes de son succès (qui pour beaucoup  de gens, même éduqués, se résume à ses seules performances économiques), et à faire une comparaison avec notre propre île, que vous venez aider depuis quelques mois à progresser, du moins dans le domaine de la promotion des investissements.  

Je me permets de vous adresser ces quelques mots, car ce que vous venez tenter de faire chez nous, je l’ai fait moi-même, de 1972 à 2000, à la CCI de Maurice. C’est à ce poste que j’ai eu l’occasion – et le privilège – de visiter Singapour en juin 1977, en visite « officielle » du secteur privé mauricien, et de commencer à découvrir les raisons de sa spectaculaire réussite.

J’y suis subséquemment allé en de nombreuses fois, toujours pour promouvoir l’investissement à Maurice, en ne manquant jamais à chaque fois d’étudier les raisons profondes plutôt que superficielles des clés du succès de cet État. J’accompagnais lors de ces déplacements l’équipe de la Mauritius Export Development & Investment Authority, l’ancêtre en quelque sorte de votre Economic Development Board. C’est dire que ce à quoi vous vous livrez couramment à Maurice est pour moi un terrain connu.

Dans l’avion qui me ramenait de Singapour lors de la première visite susmentionnée, je me suis mis à réfléchir. À part la propreté remarquable, une efficacité qui force l’admiration, des interlocuteurs tous proprement formés, ce fameux « Hainanese Chicken Rice » et ces autres plats toujours impeccablement préparés, qu’y avait-il de particulier dans cette île minuscule qui pouvait vraiment expliquer sa réussite en si peu de temps ?

Une première réponse s’est imposée : la communauté majoritaire représentait alors 76 % de la population totale (elle est de 88 % aujourd’hui). Les différences culturelles, qui à Maurice constituent bien des contraintes, étaient et sont toujours minimes, et c’est là un gros atout. Je me souviens même me disant qu’il aurait peut-être mieux valu pour Maurice qu’elle soit constituée de 80 % d’Hindous, car la cause aurait alors été bien entendue, sans problème, frustration ou espoirs aucuns pour la petite minorité restante.

Aujourd’hui, je sais que le succès de Singapour tient surtout et avant tout à d’autres facteurs, nettement moins visibles, mais tout à fait indispensables à la vraie réussite d’un pays. La poignée de pays qui ont véritablement atteint un stade de développement avancé – pays germaniques, pays d’Europe du Nord, Australie, Japon et Canada – ont à peu près tous plusieurs caractéristiques communes – rigueur, civisme, patriotisme, sens des responsabilités, éducation (le modèle éducatif singapourien est devenu une référence mondiale, n’est-ce pas ?) et formation, perception du sens de l’effort – et ce n’est vraiment pas accidentel.    

Mais au-delà, Singapour a pleinement réussi pour d’autres raisons qui lui sont particulières.

Ainsi, ce n’est pas souvent que l’on a l’insigne chance d’avoir à la tête de son pays un homme de la dimension de Lee Kwan Yew. Cette grande personnalité a imprimé (de manière assez autoritaire, mais nécessaire) au peuple singapourien une motivation, une direction, des qualités morales, une discipline, un sens poussé de l’épargne (par des prélèvements obligatoires sur les salaires), et une détermination qui lui ont énormément servi à faire face courageusement à des situations extrêmement difficiles. Exemple : quand Singapour a pris son indépendance en 1965, l’île dépendait totalement de la Malaisie en eau et son armée était faible. Elle craignait une invasion de Kuala Lumpur, qui ne s’est heureusement pas produite.

La situation géographique de Singapour sur le détroit de Malacca a été un facteur déterminant de sa réussite. Le spectacle des navires stationnant sur rade en face de l’île est assez impressionnant.

L’île de Singapour est entourée de pays avec lesquels elle est en concurrence directe sur de nombreux plans. Si elle baisse les bras, elle sait qu’elle en sortira perdante. Mais cette situation lui apporte un atout supplémentaire : les données desdits pays, aussi dynamiques qu’elle, lui fournissent les données qui lui sont nécessaires pour lui permettre de se situer et d’ajuster ses orientations politiques, économiques, militaires et environnementales, entre autres, ainsi que sa productivité, ses objectifs et ses ambitions, par rapport à eux.

Plus que tout peut-être, les Singapouriens éprouvent un sentiment de fierté vis-à-vis de leur pays et de ce qu’il a accompli en un demi-siècle.

L’enseignement que l’on tire de Singapour et de quelques autres rares États au monde est d’une importance fondamentale : les progrès d’un pays ne se récoltent que si des progrès sont réalisés simultanément dans tous les domaines, soit sur les plans politique, économique, social, moral, culturel, éducatif, sanitaire et environnemental, pour ne citer que ceux-là. 

Rien ne m’amuse plus, et ne me navre davantage, que d’entendre de grands économistes mauriciens nous annoncer avec candeur et naïveté, que nous allons devenir dans les prochaines années un « high-income country ». Est-ce que ces gens se rendent compte un seul instant de leur niaiserie et du tort qu’ils font au pays en mettant en avant des vœux pieux, sapant ainsi le vrai sens de l’effort à consentir pour un tel avènement ?

Osons maintenant comparer ce tableau des pays avancés avec celui de Maurice.

Peut-être devrais-je commencer par vous dire qu’à mon sens, la contribution d’étrangers d’expérience au (long et lent) cheminement de Maurice est indispensable. Il en faudrait d’ailleurs bien davantage d’experts comme vous, surtout dans des domaines comme celui de l’administration, où la sous-performance est notoire et cause un tort immense au pays. Je vous parle en toute connaissance de cause.

Vous avez en quelque sorte de la chance : d’après votre contrat, vous évoluez dans l’île dans un secteur où votre présence ne gêne personne, ou si peu. Allez donc dialoguer avec ceux des étrangers qui ont occupé des postes cruciaux à Maurice dans le passé – exemple : un Canadien au poste de receveur des douanes – et ils vous expliqueront combien on a tenté de torpiller leur mission, pour des raisons que vous ne pouvez plus ne pas deviner après neuf mois passés dans notre cher paradis. Ils dérangeaient. Un bon nombre de ces experts dont le comportement tranchait avec l’esprit tortueux de tout un nombre de mes compatriotes est reparti dépité. Je ne peux que formuler le souhait qu’il ne sera pas ainsi pour vous. Espérons-le du moins !

Mais revenons à notre chère île et dépassons encore une fois ce que nous pouvons constater de visu sur le compte de ce qu’il faut bien appeler notre « île-foutoir », tant le laisser-aller, la cupidité et le désordre mental, physique et intellectuel sont manifestes.

Premier facteur de limitation : notre isolement géographique. Maurice est au beau milieu de l’océan, « au milieu de nulle part ». Toute son importance stratégique a disparu en peu de temps avec l’ouverture du canal de Suez. Reine sans conteste de l’océan Indien au milieu du XIXe siècle, exportant ses produits, son savoir et usant de ses prérogatives dans de grands pays du bassin de cet océan comme l’Australie, elle n’a survécu que comme fabricante de sucre de la meilleure qualité qui soit parmi les pays du Commonwealth, jusqu’à ce que l’explosion démographique la réduise en « baraque surpeuplée », comme disait V.S. Naipaul, dans les années 1960.

Cet isolement lui a été funeste. Privée d’éléments de comparaison avec les pays autour, qu’elle dominait assez largement, elle s’est laissée aller à la pusillanimité, aidée en cela par les dispositions (ou leur manque) de certains groupes locaux. Les Mauriciens ont ainsi eu le sentiment, qui prévaut toujours, d’être devenus le centre du monde, n’ayant pas à se soucier de considérations sécuritaires, alimentaires, stratégiques (adieu, Diégo et Agaléga !), politiques, économiques et environnementales. Le nombrilisme total !

Deuxième facteur de limitation : l’accès aux marchés de destination. Son statut de pays membre du Commonwealth et en développement lui a procuré jusqu’à récemment, par le biais de protocoles et d’accords commerciaux, des entrées privilégiées pour ses produits dans les marchés occidentaux. J’ai toujours estimé, dans mes fonctions à la CCI, que sans ces avantages, le pays aurait eu de grandes difficultés à continuer à s’imposer sur les marchés de destination. J’ai bien peur que cette considération commence à jouer pleinement. Je mets en cause la distance avec lesdits marchés, la productivité relativement faible de la productivité de la main-d’œuvre mauricienne, la libéralisation des marchés dans les pays de destination et l’arrêt des relations artificielles que nous avons entretenues avec l’Inde dans l’offshore financier.

Troisième facteur de limitation : notre parfaite incapacité à innover. Différemment de ce que vous pensez, M. Guibert, à part deux inventions dans le secteur sucrier en deux cents ans (technique de fabrication du sucre blanc et système de caisse de remorquage amovible pour les camions), les Mauriciens ont toujours brillé comme des copieurs, pas comme des esprits innovateurs. Une institution bancaire nous a gratifiés récemment d’un rapport simpliste émanant de consultants ne connaissant pas le contexte mauricien qui contenait des propositions de projets dont les Mauriciens pourraient s’inspirer. Tout un programme !

Quatrième facteur de limitation : le barrage à la méritocratie dans l’île. Comme vous ne pouvez pas l’ignorer maintenant, si Maurice est un paradis (du moins pour certains), ce n’est pas à cause de ce qui s’y passe allègrement en termes de corruption, de trafic d’influence, de passe-droits, d’abus de biens, de drogue, d’insécurité ainsi que tout le reste, mais surtout à cause du fait que tous ces comportements et toutes ces pratiques ne semblent pas pénaliser le moindrement – avant tout sur le plan politique – ceux qui s’y adonnent pleinement. Curieux, n’est-ce pas, pour qui ne connaît pas la vraie mentalité de X pour cent (impossible à quantifier) des Mauriciens.

Cinquième facteur de limitation : l’absence d’anonymat. Ce facteur est consubstantiel à la place minime qu’occupe la méritocratie dans l’île. Maurice est un grand village, dans lequel non seulement on échappe difficilement au regard, à l’inquisition, à l’envie et à la pression des autres, mais où on subit aussi la conséquence du petit esprit « communalisant » qui prévaut encore chez la majorité des Mauriciens : on est classé d’office, quelles que soient les contingences qui y sont associées et dont on cherche à s’affranchir. Singapour est loin !   

Mais Singapour est encore bien plus loin de Maurice en ce qui concerne le deuxième effet de l’absence d’anonymat. Si l’on veut se cacher dans notre île, il faut le faire avec beaucoup de détermination, pour ne pas parler d’ingéniosité. C’est la raison pour laquelle l’influence des sociétés secrètes dans le pays est si bien cachée. Et pourtant, en parallèle avec l’influence politique, l’influence maçonnique est très forte et invasive. Une proportion élevée de « l’élite » intellectuelle, financière et professionnelle du pays se trouve dans les loges, avec le résultat que l’espace laissé à ceux, peu nombreux ou simplement ignorants, qui veulent progresser par eux-mêmes et par leur seul mérite est très étroit.

Sixième facteur de limitation : la culture des dirigeants et des dirigés. Merci de ne pas me méprendre, M. Guibert : ce que je vais dire maintenant est une simple constatation, et non pas une critique à l’endroit de qui ou quoi que ce soit. Mais, comme vous ne pouvez pas ne pas le savoir, vous qui avez vécu au milieu de plusieurs cultures, chacune d’elles a ses atouts et ses limitations, que l’on se place sur le terrain de la politique, de l’économie ou de la morale publique. Ainsi, l’origine et le bagage mental de ceux qui arrivent dans un pays donné, disons Maurice, sous un contrat de travail donné portent avec eux de nombreuses caractéristiques de leur pays et de leur culture d’origine.

Les Hindous venus à Maurice ont donc porté avec eux – comme d’ailleurs tous les autres groupes – des traits psychosociologiques, des comportements et des signes distinctifs qui les caractérisent facilement par rapport aux autres groupes, pour peu que l’on fasse l’effort de les observer avec attention. Ils sont des pacifistes et ont été jusqu’à récemment des frugaux, deux comportements dont Maurice leur est reconnaissante, car ils nous ont de toute évidence protégés de bien des malheurs que d’autres n’auraient très probablement pas pu éviter. Ils sont aussi très portés pour l’agriculture, dont le processus de plantation est lent.

La contrainte, c’est qu’ils sont aussi porteurs (assez naturellement, quand on y pense) de dispositions qui ne cadrent pas avec certains aspects cruciaux du développement de Maurice, les activités industrielles en particulier. Leur bilan à cet égard reste très limité. En fait, dans les années 1970, trois d’entre eux ont réussi dans une activité de fabrication (les lames de rasoir, la pâte dentifrice et certains produits pharmaceutiques de base), mais le prix à payer pour ces succès a été assez particulier : tous trois francs-maçons, ils bénéficiaient de la « solidarité » de leur « frère » Premier ministre d’alors, qui avait tout simplement interdit l’importation de produits concurrents ou la fabrication de produits identique localement. En d’autres mots, ils étaient condamnés à réussir, n’est-ce pas ?

Enfin, la dernière limitation de base à ce titre tient au fait que le sens du bien et du mal et la dignité ne sont pas très présents dans le groupe. L’on voit clairement que l’influence qu’ont pu avoir les Grecs sur l’Occident n’ait pas effleuré le sous-continent indien, et qu’il en résulte un désordre mental à cet égard, du moins à titre comparatif. Les comportements courants d’un nombre élevé de nos supposés « notables », politiciens et officiels compris, le montre très clairement. En d’autres mots, l’importance que l’on attache aux comportements corrects varie d’une culture à l’autre, qu’on soit disposé à l’accepter ou pas.      

Faisons ressortir quand même, pour faire bonne mesure, la présence et la contribution de plus en plus édifiante au débat intellectuel et au développement du pays d’une vraie élite hindoue, éduquée, socialement élevée, intelligente, dynamique et objective, qui s’est ralliée sinon depuis l’origine, du moins depuis plusieurs générations, à ce que Maurice peut produire de plus valable en tant que fils et filles du sol. Le problème, s’il en est un, tient au fait que leur émergence continue est constamment entravée par des éléments défavorables qui entraînent, entre autres, leur départ de Maurice pour d’autres cieux.

Dans un tel contexte, votre tâche ne sera pas facile, Monsieur Guibert, d’autant plus que le secteur privé local est un modèle de conservatisme et de pédanterie, dont la quasi-totalité des membres n’aime pas que des étrangers viennent marcher sur leurs plates-bandes. Vous réussirez dans votre tâche, je pense, mais votre bilan sera bien en deçà de ce qu’il aurait pu être si 90 % des habitants de notre île étaient aussi efficaces, performants, consciencieux, motivés et responsables que les Chinois de Singapour, encouragés en permanence par un leader, un vrai ! 

Je crains que nous ne restions à la traîne sur de nombreux plans pendant encore très longtemps, tant en termes de bilans absolus que relatifs, à cause d’un manque de vision, de fermeté et de perception aiguë de nos vrais impératifs. Le courage qu’il faudrait pour imposer un nouveau départ à notre pays, encore une fois pour faire évoluer l’ensemble des éléments qui compteront vraiment dans son avancement, n’existe pas ou se heurte au sale jeu que jouent ceux qui exploitent, intellectuellement ou autrement, une part toujours majoritaire de nos citoyens.

A. Jean-Claude Montocchio