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Chacun des groupes qui constituent la communauté mauricienne est arrivé dans l’île en y apportant sa propre culture : signes matériels, psychologiques, comportementaux (langage, gestes, vêtements) et idéologiques (religions, panthéisme et croyances), en cela différente de celle des autres groupes. Y sont venus s’ajouter en même temps des considérations de classe, de ressources et de traditions familiales qui ont produit, ensemble, une société d’une grande complexité.

Essayons, si vous voulez bien, de dénouer l’écheveau et d’y voir un peu clair. Il est indispensable de le faire, car la compréhension des membres des groupes autres que le nôtre reste encore superficielle dans l’île, et ce n’est pourtant qu’au prix d’une meilleure compréhension et de certains efforts précis que l’on pourra aboutir, dans un futur que l’on devine assez lointain (du moins à la cadence à laquelle la société évolue actuellement), à un vivre-ensemble susceptible de répondre aux aspirations de l’ensemble de la communauté de manière satisfaisante.

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Nous sommes à Maurice, au sortir de la Seconde guerre mondiale, à une époque où le compartimentage communautaire des Mauriciens était encore plus prononcé qu’il ne l’est aujourd’hui. Les Britanniques colonisateurs réussissaient encore, à ce moment-là, à imposer à une population de 400 000 habitants, un semblant de moralité publique et une stabilité sociale relative. Le langage politiquement correct n’existait pas encore, et n’avait pas de réelle raison d’être tenu.

Certains Mauriciens caractérisaient donc librement, dans cette situation, l’attitude et le comportement des membres des autres groupes, du moins tel qu’ils les percevaient. Et lorsqu’ils avaient l’occasion d’y faire référence, ils disaient en créole :

Phénotype Signification du qualificatif
Blanc  =  dominer autoritaire
Lascar  =  fanatik fanatique
Sinoi  =  coquin filou
Créole  =  fezer se donnant de grands airs, vantard
Malbar  =  gopia plouc

Ils le disaient dans le contexte d’alors, avec effronterie, sans contrainte et sans risque d’être rabroués.

Cette façon de présenter les caractéristiques des cinq groupes de Mauriciens d’avant l’indépendance est instructive, sur le plan sociologique, à plus d’un titre. Analysons-la.

Le fait même que cette énonciation ait été faite couramment et librement renseigne sur la perception que l’on avait il y a deux générations de l’attitude et du comportement des différents groupes de l’île et de leurs vues, chacun, à propos des autres ;

  • Comme aujourd’hui encore, on avait un regard assez négatif sur le compte de ceux qui composaient la population. Personne n’aurait eu l’idée à l’époque de présenter le côté positif de ces comportements et de dire quelque chose du genre : Blanc = rigoureux et organisé ; Lascar  =  déterminé et discipliné ; Sinoi  =  gros travailleur et ambitieux ; Créole  =  généreux et solidaire ; Malbar  =  frugal et pacifique ;
  • Le terme ‘Malbar’ n’avait pas alors le sens péjoratif qu’on lui attribuerait aujourd’hui, victime qu’il a été de son usage abusif dans les années précédant l’indépendance, où les heurts verbaux étaient fréquents ;
  • Un ami musulman m’assurait, lors de mon dernier passage dans l’île, que les Musulmans n’éprouvent, par contre, aucune gêne jusqu’à aujourd’hui lorsqu’on se réfère à leur groupe en utilisant le terme ‘lascars’.

En rétrospective, ces qualifications de la fin des années 1940 mettent en évidence l’évolution de la société mauricienne, sous plusieurs rapports. Les groupes se sont émancipés, beaucoup ont appris à manifester plus de respect envers les autres, l’empathie est devenue plus spontanée et l’impératif d’une coexistence s’est imposé grâce, faut-il le reconnaître, au pacifisme du groupe majoritaire.

Mais des problèmes majeurs subsistent. Sur le plan social, pour se limiter à lui seul, le ‘malaise créole’ perdure, la communauté de Sino-Mauriciens s’amenuise, car ses membres vont s’établir sous des cieux plus favorables, la méfiance entre les individus appartenant à des groupes différents ne faiblit pas, le matérialisme gagne énormément de terrain et les faibles valeurs qui ont pu nous animer s’épuisent.

Posons les questions suivantes : en quoi sommes-nous encore véritablement différents les uns des autres, selon notre origine et notre culture ? Comment se traduisent ces différences concrètement ? Quelle est l’incidence que peuvent avoir ces différences d’ordre culturel sur notre développement et notre disposition à œuvrer pour un avenir meilleur ?

Partons du principe que les cultures se valent toutes, et qu’aucun facteur déterministe connu n’attribue à ce jour une supériorité quelconque à un groupe par rapport à d’autres en raison de sa culture. Reconnaissons toutefois que certaines cultures et les optiques qui l’accompagnent comportent des traits qui semblent être plus favorables que d’autres au développement économique, social et politique. Et retenons que divers facteurs externes à l’individu, tel l’environnement, peuvent également jouer.

Culture occidentale. Toute la civilisation de l’Occident repose sur un fait religieux, la supposée remise des ‘Dix Commandements’ à Moïse sur le mont Sinaï. Selon la tradition biblique, ces commandements étaient inscrits sur deux tables de la loi : sur la première se trouvait la loi (4 commandements) relative à Dieu, et sur l’autre celle (6 commandements) relative au prochain. Cette deuxième table comportait 5 interdits et un devoir. À noter : aucune référence à des droits. En 83 mots, le premier texte dans l’histoire de l’humanité d’une droit positif, élémentaire soit, mais contenant déjà l’essentiel des fondements de toute la civilisation occidentale, est apparu.

Le Sermon sur la montagne de Jésus est supposé être complémentaire, mais les bases étaient déjà jetées : respect de soi-même, respect de l’autre, respect des biens d’autrui, monothéisme et devoirs. Ces instructions morales ont transité d’abord chez les Grecs, puis chez les Romains, qui les ont substantiellement développées et codifiées.

Ces préceptes, affinés au fil des âges, se traduisent aujourd’hui principalement sous forme de démocratie, de tolérance religieuse, de libéralisme économique, d’égalité homme/femme de plus en plus forte (bien qu’encore incomplète), d’esprit rationnel (depuis le XVIIIe siècle) et du constant souhait à explorer, défricher et découvrir. Les règles de conduite, longtemps axées sur le bien et le mal, en mode moral, reposent désormais sur le juste et l’injuste, plus proches des règles de droit.

Les Mauriciens ayant hérité, pour ainsi dire, de la culture européenne ont conservé ces traits, ainsi qu’à divers degrés des vieilles traditions d’une Europe occidentale pré-1789 qui expliquent dans une certaine mesure leur conservatisme, leur individualisme nettement moins poussé que celui des Français actuels, et leur capacité de gestion de différentes structures économiques. Ils ont aussi absorbé des autres groupes, mais probablement surtout des Britanniques, des attitudes qui illustrent leurs facultés d’adaptation ainsi que leur perméabilité et leur entregent.

Culture moyen-orientale. Elle a contribué de manière déterminante à l’avancement de l’humanité : c’est bien au Moyen-Orient que s’est opérée la sédentarité de l’homme, qu’est née l’écriture, qu’a eu lieu la domestication des animaux et des plantes, et qu’a surgi le monothéisme (avec Zoroaster).

La région, comme l’on sait, a généré l’islamisme, croyance qui dépasse largement la sphère strictement religieuse pour englober la politique, l’économie et les mœurs, et qui impose des règles pour la vie courante qui sont extrêmement détaillées.

Il en résulte une réticence à l’ouverture, qui ne rejoint pas la perception que s’en font d’autres cultures à cet égard. Ainsi, du point de vue musulman, la culture occidentale permet une débauche dans les différentes branches de la vie que l’Islam rejette entièrement. Mais certains aspects du comportement du musulman – affirmation de soi, ambition et rigueur – sont assez proches de celle-ci.

L’attitude du musulman à Maurice ressemble à celle que l’on trouve dans les pays islamiques : acceptation d’une limitation de certaines libertés personnelles contre la conformité à la discipline du groupe, pression de l’entourage et de la communauté sur l’individu pour empêcher toute déviation, forte cohésion des croyants et imperméabilité à des idées pas conformes aux enseignements du Coran.

Culture chinoise. Elle est fondée sur les trois piliers que sont le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme. Pas de vie après la mort, mais des modes de vie, un sens des équilibres et de très nombreuses réalisations, d’ordre pratique, dans divers domaines. Le système de mandarinat qui a prévalu pendant des millénaires en Chine a imprimé une grande méfiance du peuple envers l’État et son autorité, qui subsiste toujours.

À Maurice, le Chinois a démontré ses facultés d’adaptation remarquables, son abnégation en faveur de sa descendance et sa grande productivité. Il a amené avec lui, en héritage de sa culture, sa nature très conservatrice, son refus de montrer ses sentiments et de discuter de relations sentimentales. La famille reste sacrée, bien que le principe ancestral de vie en collectivité se soit dilué dans une certaine mesure.

L’apport de cette communauté au développement de l’île, d’abord sur le plan du commerce de détail, puis surtout dans le secteur tertiaire, a été substantiel. L’émigration de ses membres illustre avant tout leur grande détermination à toujours améliorer leur sort.

Culture africaine[1]. Si la raison est centrale dans la philosophie occidentale, surtout depuis cinq siècles, celle de l’Afrique fonde son éthique sur la relation interpersonnelle et communautaire. On est un être humain dans la mesure où on est apparenté aux autres. Et cette relation de parenté a un caractère universel.

Nelson Mandela a activement promu après sa libération la philosophie d’« Ubuntu », un terme provenant des langues bantoues de l’Afrique australe qui désigne l’attitude d’humanité et de fraternité envers les autres. La solidarité envers tous les membres de la communauté est primordiale : elle condamne radicalement l’égoïsme et toute forme d’individualisme prononcé.

Une réception de mariage entre deux membres de familles pauvres de la communauté créole à Maurice illustre bien l’esprit d’Ubuntu transmis par les ancêtres venus d’Afrique : des emprunts ont été contractés, les invitations sont très nombreuses, les aliments et boissons offerts pendant la soirée sont modestes, mais personne n’a été oublié ou exclu.

Il est souvent reproché aux Créoles leur indiscipline et leur manque de tempérance, que l’on attribue à leur passé, à leurs origines diverses et aux multiples ségrégations qu’ils ont dû affronter depuis toujours dans l’île. Si nous estimons que ces facteurs ont joué un rôle dans leur destinée, il est par ailleurs nécessaire de reconnaître qu’un soutien et un encadrement solide et approprié ont toujours fait défaut.

Que nos dirigeants politiques se rendent aux Seychelles, au Botswana et surtout au Rwanda, et ils constateront de visu comment on peut faire avancer des communautés africaines ou d’origine africaine, pour peu que l’on sache vers quoi l’on s’oriente exactement et que l’on conscientise les membres de ces communautés aux opportunités qui peuvent se présenter et aux conditions qui y sont attachées.

Culture hindoue. Terminons avec les caractéristiques de la communauté qui gouverne Maurice depuis maintenant plus de 70 ans. Comme les autres groupes, elle a apporté dans l’île sa culture, ses attitudes et une perception des choses typiques de son origine.

La civilisation indienne repose sur un panthéisme (et non pas une religion) qui, décrit succinctement, signifie que toute la nature est divine. C’est une doctrine philosophique qui minimise, voire rejette carrément, l’idée d’un dieu créateur et transcendant. Par extension, elle a tendance à représenter la nature comme un être divin auquel on rend un culte.

L’Inde, c’est 35 siècles d’une histoire qui donne le vertige à l’historien et à l’anthropologue. C’est une diversité de régions, de climats, de langues et de coutumes, auxquels s’ajoute une société de castes presque impossibles à décrire précisément. Par ailleurs, tout au long de son histoire, elle a reçu des coups de boutoir venant du monde extérieur.

Panthéisme, castéisme et constants envahissements et occupations ont donné un caractère unique aux Indiens : une conception diffuse de la morale, orientée vers les vertus plutôt que les valeurs (à cet égard, lire le Bhagavad-Gita, le texte hindou le plus célèbre), une condamnation à demeurer toute sa vie dans la même caste, sans possibilité d’ascension sociale, et une éventuelle réincarnation ont façonné le comportement – aspirations modestes, éthique superficielle (du moins selon la perception des Occidentaux), rythme lent de l’existence et forte capacité d’« encaissement » – de ses habitants.

Ces comportements et attitudes peuvent s’observer assez clairement à Maurice. Comme ceux des autres groupes, ils comportent des faiblesses, mais aussi des atouts, dont le pacifisme susmentionné, la tolérance et l’abnégation. Il demeure qu’une comparaison rapide entre ce pays et la Chine au cours des trente dernières années permet de conclure que ces attitudes ne sont probablement pas les plus favorables à maintenir face à un développement soutenu.

Ainsi, en 1990, le PNB des deux pays était à peu près le même, à quelque 2 000 milliards d’USD (en parité de pouvoir d’achat). En 2015, le PNB de la Chine avait atteint environ 17 000 milliards d’USD, alors que celui de l’Inde était encore tout juste au-dessus de 7 000 milliards d’USD. Et depuis 2007, le PIB par tête de la Chine s’est accru de 85,3 %, contre 52,3 % pour l’Inde.

La conclusion globale à laquelle nous parvenons est que, maintenant que le groupe hindou a fait à peu près le plein en termes d’occupation de postes en politique, dans l’administration, les instances paragouvernementales, la police et les forces d’intervention, et qu’il contrôle donc pleinement le pays, il serait peut-être temps qu’il accepte de manifester de la perméabilité et qu’il dialogue bien davantage avec les autres éléments de la communauté nationale, sans que cela ne soit perçu comme menaçant pour ses prérogatives. L’adoption ferme de quelques valeurs à observer en commun aux niveaux national et individuel constituerait déjà un grand pas en avant, et le pays en sortirait grand gagnant. Entre ce qui doit être impérativement respecté (le droit) et ce qui est permis (les libertés) existe dans chaque société une « zone grise » où interviennent les valeurs morales et sociales communes, et l’île Maurice est très en retard sous ce rapport.

Habitués que nous sommes à la vie de tous les jours à Maurice, nous ne nous apercevons pas que notre société souffre beaucoup d’immobilisme. Le Mauricien moyen évolue dans un contexte laxiste, léthargique et peu stimulant, et tout le pays est soumis à l’attitude de la grosse partie des habitants qu’une sociologue étrangère, qui connaît extrêmement bien le cadre local, appelle le « Pas kass latet ! ». Nous pourrions en rajouter nous-même avec un « Less li all kumsa mem, do ! ».

Pour nous, l’émergence d’une île Maurice moderne, dynamique, réellement soucieuse de son image, animée par des citoyens responsables et compétents, ne se produira qu’après trois processus successifs :

  • L’élimination de la scène politique de tous les politiciens qui symbolisent le monde ancien et dépassé, en commençant par le vieux rustre, son petit, le parvenu, la grande gueule et Monsieur le Prince ;
  • Un magistral ‘met lord’, tant sur le plan physique qu’intellectuel, afin de faire advenir une situation saine en matière d’éthique, de sens des responsabilités et de discipline ;
  • Une prise en charge par le peuple lui-même, hors de toute intervention des politiciens, quels qu’ils soient, de l’élaboration d’une nouvelle constitution inclusive, garante de la préservation des prérogatives de l’élément hindou dans la direction du pays et avec la préservation de l’identité de chaque groupe.

Ce n’est qu’après que l’on pourra commencer à rêver de mauricianisme, pour l’avènement duquel il faudra compter encore plusieurs générations.

A. Jean-Claude Montocchio

[1] Culture africaine et développement : un dialogue nécessaire, 2007. Bénézet Bujo, in Finance & Bien commun, n° 28-29.