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Certains des lecteurs de cette chronique hebdomadaire ne l’apprécieront pas, mais il faut le dire : il est maintenant temps pour les Chagossiens de clore leur odyssée, la Grande-Bretagne ayant été officiellement reconnue coupable d’avoir provoqué l’excision d’une partie du territoire de Maurice avant son indépendance, en totale contradiction avec les principes élémentaires issu du processus de la décolonisation ayant débuté juste après la fin de la Deuxième guerre mondiale. Poursuivre la lutte, après leur victoire récente à La Haye, ne servira plus à quoi que ce soit.

Dans ce drame humain qui dure maintenant depuis plus de cinquante ans, autant faut-il admirer la détermination des membres de l’ancienne communauté de l’archipel des Chagos à faire prévaloir leurs droits, autant faut-il que ceux parmi eux qui restent et ont beaucoup souffert se rendent compte qu’il faut cesser le combat et faire d’abord et avant tout à faire la paix avec eux-mêmes. Autrement, ils se feront beaucoup de tort, car ils devront accepter, après leur long combat, que le retour aux Chagos est un leurre. Il est maintenant clair que l’on ne pourra plus avancer sur cette question sur les plans juridique, politique, moral et pratique. Un excellent texte récent de Kris M. Valaydon a fait le point, final à notre avis, sur la question. 

Chagos

Crédit photo : Arlette de Gersigny/Guy Vielle

 ‘Might is right’ disent les Anglais. Comprenez ‘Les puissants ont toujours raison’. Dorénavant, si les Chagossiens insistent, soutenus par ceux-là même qui ont endossé la « vente » de l’archipel aux Anglais en 1965, il se heurteront à deux puissances contre lesquelles il ne pourront rien.

Le temps est venu de clore le dossier, mais avant cela, il reste encore deux choses à faire : i) dresser un bilan de la situation au stade final de l’exode des Chagossiens et, de manière tout aussi importante, ii) assigner devant l’Histoire les vrais responsables de cette tragédie, avec en arrière-plan, les démissions, la lâcheté et l’irresponsabilité qui en ont été la cause.

Chagos

Crédit photo : Arlette de Gersigny/Guy Vielle  Ile Boddam, Groupe de Salomon, l’entrée du camp

 Pour vraiment connaître le contexte qui a abouti à l’excision des Chagos et aux souffrances qu’ont enduré les Ilois tant aux Seychelles qu’à Maurice, il faut lire l’ouvrage de référence absolue sur le dossier, cet irremplaçable « Island of Shame – The Secret History of the U.S. Military Base on Diego Garcia » de David Vine. Ce texte (plusieurs fois publié entre 1974 et 2010) permet de comprendre énormément de choses sur le compte des Chagos qui n’ont jamais été clairement dits et redits à Maurice. Il est irremplaçable dans le sens où il a été rédigé par un Américain qui avait beaucoup d’entrées dans son pays, était homme de loi et, ce qui était encore plus intéressant, avait pris cause pour les Chagossiens.

 Chagos

Crédit photo : Arlette de Gersigny/Guy Vielle  Ile du Coin, Peros Banhos, Moulin à extraire l’huile de coprah

 On apprend énormément de choses de cet auteur : la première fois que les États-Unis se sont intéressés à Diego Garcia (par une brève présence de stratèges militaires arrivés en hydravion), c’était 3 mois après l’entrée en guerre de ce pays, en 1941 ; ce pays a occupé et fait évacuer beaucoup d’îles dans le monde avant de s’intéresser définitivement à Diego Garcia en 1961 ; la destinée désastreuse des occupants évacués de l’île Bikini, dans le Pacifique, dans les années 1950 est encore pire que celle des Chagossiens ; et enfin, le bouquet, pour ainsi dire (citation extraite de l’ouvrage susmentionné, page 117), soit une conversation rapportée par l’auteur avec le responsable aux États-Unis de l’évacuation des habitants de l’archipel vers Maurice et les Seychelles :

Jonathan « Jock » Stoddart had responsibility at the (US) State Department for much of the implementation of the removals. I asked Stoddart if anyone investigated the embassy’s reports. (Ces “reports” avaient trait à l’éviction forcée des Chagossiens de leurs îles).

Stoddart replied “My answer would be ‘I don’t think so’.  […]  I doubt if the Navy sent somebody that was interested in human rights out to Diego to look into this. I think the Navy’s attitude was, accept what the British say, and turn a blind eye to whatever was going on.”

Et il ajouta : Still, “that is one of the best deals the United States has ever negotiated,”

“For a change,” he said, it came “at a minimal cost.” (notre soulignement)

 Chagos

Crédit photo : Arlette de Gersigny/Guy Vielle  Ile du Coin, Peros Banhos, La chapelle et la maison principale

 Ceux qui ont étudié les relations internationales et le droit international privé auraient pu écrire d’avance la conclusion à laquelle parviendrait la Cour internationale de justice le mois dernier, à travers son avis consultatif, qui n’impose aucune contrainte juridique aux parties en cause. Elle n’a fait qu’exprimer son respect du « droit à l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome » (ce qu’étaient les Chagos en 1968), un corollaire du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».

Avant d’identifier les responsables directs de l’anéantissement de la communauté chagossienne en tant que telle, dressons un bilan rétrospectif des cinquante dernières années et esquissons quelques suggestions.

À travers l’avis consultatif de la Cour internationale de justice du mois dernier, les Chagossiens sont parvenus à montrer au monde que la Grande-Bretagne est la première responsable des torts et des souffrances qu’ils ont subis. Les effroyables conséquences de conditions dans lesquelles ont dû vivre les Chagossiens à Maurice, surtout au cours des premières années après leur arrivée, et les souffrances morales qu’ils ont endurées est tout à fait édifiante, établissent l’ampleur de leur lâcheté.

Nul ne peut souhaiter du malheur à son prochain, mais l’école de la dureté de l’existence apporte à l’individu qui doit subir beaucoup d’épreuves la conscience aiguë de la valeur la plus sûre à laquelle il puisse prétendre : celle de sa propre dignité. Sans cette leçon, il n’est pas sûr que la communauté chagossienne aurait trouvé les ressources morales nécessaires pour se battre comme elle le fait depuis si longtemps.

Il est dommage qu’avant son départ des Chagos, elle n’ait pas été l’objet d’une étude sociologique. Auguste Toussaint relevait dans un de ses écrits les caractéristiques anthropologiques uniques de ce groupe, resté très longtemps isolé sur ses îles. Cette possibilité a disparu à jamais.

Chagos

Crédit photo : Marcel Lanier   Années 1950 – ‘Gran caze’ de l’administrateur, George Lanier, à Pointe Est (Diego Garcia), en face de la jetée d’embarquement du coprah

 Mais il reste encore le moyen d’établir un bilan du processus d’exil subi, et il est encore possible de déterminer les faits suivants, pour les verser au dossier des Chagos :

  • Le nombre de Chagossiens au départ de leurs îles, leur présence aux Seychelles, au Royaume-Uni, à Maurice et ailleurs ; les natifs restants et leurs lieux de vie.
  • Le patrimoine des îles sur le plan culturel, identitaire, mobilier et mémoriel.
  • Aspirations : probablement l’aspect le plus important. Quel est le nombre de ceux qui aspirent réellement à repartir vivre aux Chagos ? Il y a gros à parier qu’il est maintenant faible, voire quasiment nul.

Il est un fait connu, partout dans le monde, que les émigrants éprouvent de la nostalgie pour leur lieux de vie originelle, mais que ce sentiment est nettement moins présent chez la génération suivante. Et, généralement, après deux générations, il ne reste que des souvenirs, souvent diffus, de ce qu’ont pu raconter les grands-parents.

Venons-en aux responsabilités.

  • En première place viennent les Britanniques. Ce sont eux qui ont tout agencé et dit aux Américains spontanément leur acceptation de leur présence ‘East of Suez’. La CIJ a confirmé le mois dernier cette responsabilité des Britanniques, ce qui leur a enlevé quelque chose auquel ils tenaient beaucoup jusqu’à maintenant : leur image. Gageons qu’ils montreront dans l’avenir qu’ils ne sont en aucune manière disposés à revenir sur leur comportements et à céder ‘un pouce de terrain’, littéralement.
  • Aux Britanniques, il faut ajouter, pour ce qui concerne les ‘mighty’ de ce monde, les Américains, eux qui ont contredit, par leurs actes, le contenu du Cinquième amendement à leur Constitution de 1791 et les articles 9, 12, 13 et 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948.
  • En troisième place, mais tout juste derrière, il faut placer Seewoosagur Ramgoolam qui, entré très imprudemment seul dans le bureau d’Harold Wilson le 23 septembre 1965 au cours de la matinée, a été magistralement roulé par ce dernier. Nous qui l’avons suivi de près pendant 10 ans, de 1972 à 1982, pouvons nous figurer sans peine la teneur de l’entretien. Tous ceux qui ont raconté ou fait état de cette rencontre ont estimé que notre Premier ministre d’alors n’avait aucun choix. C’est faire abstraction du fait que, fin politicien qu’il était, il était un pauvre stratège (et il était même nul en politique économique). Imagine-t-on un Lee Kwan Yew, se trouvant dans la même situation, accepter aussi facilement de se faire dicter une situation ainsi ? De fait, il y avait plus d’une façon de s’en sortir, d’abord en se montrant un interlocuteur à la hauteur, et puis en insistant pour ne pas accepter immédiatement la proposition supposément sans appel d’Harold Wilson, avant d’en avoir discuté avec sa délégation.

Comme l’ont si bien rapporté plusieurs commentateurs, les Chagos représentaient pour S. Ramgoolam ‘a question of detail’, il se faisait vieux, il voulait à tout prix devenir le père de l’île Maurice indépendante, et les Chagossiens n’avaient pour lui aucun intérêt sur le plan électoral.

  • Seewoosagur Ramgoolam porte d’autres responsabilités dans ce dossier. Il n’y a eu aucune structure d’accueil des Chagossiens à leur arrivée à Maurice, la vie ainsi que les souffrances morales qu’ils ont subies pendant de nombreuses années après a été

d’une grande pénibilité et les dédommagements n’ont été effectués qu’après avoir subi des pressions de diverses parties conscientes du dénuement moral des Ilois Chagos. La place de ‘Father of the nation’ est toujours inoccupée. Peut-être dans quatre ou cinq générations, au train où évolue la situation…  

Chagos

Crédit photo : Marcel Lanier   Années 1955-60 – George Lanier, à Pointe Est (Diego Garcia). Au fond, le calorifère. Le petit canon sur la photo signalait l’arrivée des bateaux assurant la liaison avec Maurice et les Seychelles

  • Enfin, il faut mentionner Anerood Jugnauth. Il a reçu une formation dans le domaine du droit, et il ne peut ignorer que la cause des Chagossiens est sans issue.

Pourquoi alors insiste-t-il ? Ne se rend-il pas compte qu’il n’est pas opportun d’entretenir chez les membres d’un groupe qui a dû affronter énormément de situations pénibles un espoir pour une cause qui ne peut aboutir ?

 

Les îles s’estompent. Seuls les souvenirs restent vivaces, chez ceux qui y vivaient heureux…

 

A. Jean-Claude Montocchio